lundi 29 décembre 2014

Pascal Quignard - Introduction : Langage, langue et musique

     L'extrait, ci-dessous, est tiré du livre "Pascal Quignard le solitaire", une rencontre avec Chantal Labeyre-Desmaison.
"
- Au sujet du personnage atteint de dépression dans Carus… Vous dites qu'au moment de sa guérison il revient vers la musique, "seule langue qu'il sût qui se passât du langage". J'avoue que cette phrase me pose quelques problèmes d'interprétation. Quels liens entretiennent pour vous le langage, la langue, la musique ?

- Je ne dis pas que j'ai raison, mais je vais vous donner mes petites définitions personnelles. C'est assez simple : cela va du plus continu au plus discontinu. Pour moi est langage tout ce qui communique par tous les moyens possibles (langage des baleines, des dauphins, des rêves, des chats, des chiens, des infants avec leurs mimiques et leurs cris propres, des oiseaux avec leurs différents chants, des abeilles avec leurs différentes danses, etc.).
La langue définit un système de signes verbaux à double articulation (signifiant, signifié) et à quadriplartition (une phrase s'adresse, échange, réfère, signifie, ou, pour le dire autrement, les langues naturelles ont introduit dans l'univers le dialogue, la conscience, le monde et le temps).
La musique est un système de signes sonores qui ne signifient plus. La musique de Monteverdi, de Pucell, de Bach, de Berg est le point extrême de la langue humaines. C'est le signifiant le plus discontinu possible. Chaque musique dans chaque société est la langue acquise à l'état Narcisse (un nouveau chant de spéciation au sein de la mélopée humaine). Je crois qu'on peut trouver une définition à peu près semblable chez Claude Lévi-Strauss.
Mais je pense que la séquence orale, pour être tout à fait complète, possède deux extrémités : un point préphonique, avant la voix humaine spécifique et avant l'acquisition de la langue nationale. C'est le cri de la jouissance sexuelle dont je prétends qu'on ne peut le distinguer du râle mortel. Ils forment à mes yeux tous les deux une même molécule zoologique. C'est le limes, zone sans feu ni lieu ni droit ni signe dont le contenu est compris de tous les mammifères. Plainte qui passe les barrières des espèces et qui dans le même temps est inattribuable (joie, douleur, vie, mort ne s'y opposent pas : gémir asémantique représenté par excellence par le brame des cerfs en novembre). Enfin à l'autre bout de la chaîne sonore, la littérature. L'atomisation sémantique extrême qui vient se placer jusqu'en dehors du sonore. Le signifié le plus discontinu possible et, au sens strict, sublime : la langue écrite ne nous paraît plus orale ni audible, et pourtant la lecture silencieuse dérive de l'audition et l'écriture ne cesse d'être, plus l'origine, décontextualisation extrême, grâce à la lettre, du dialogue associant.
Cette molécule que je vous décris est aussi une espèce de phylogenèse : râle vital-mortel, langage spécifique, langue naturelle acquise, musique, littérature forment un étrange collier humain à cinq incisives. A chaque dent sa faim et son morceau. Voilà. Chaque incision est inouïe."

samedi 27 décembre 2014

Mahmoud Darwich et Marcel Khalife - تصبحون على وطن

Quand les martyrs vont dormir

Quand les martyrs vont dormir, je me réveille et je monte la garde pour éloigner d’eux les amateurs d’éloges funèbres.

Je leur souhaite " bonne patrie ", de nuages et d’arbres, de mirages et d’eau.
Je les félicite d’avoir échappé à l’accident de l’impossible, à la plus-value de la boucherie.
Je vole du temps afin qu’ils me volent au temps. Sommes-nous tous des martyrs ?
Et je murmure : ô mes amis, laissez un seul mur pour les cordes à linge, une nuit pour les chansons.
Je suspendrai vos noms où bon vous semble, mais dormez un peu, dormez sur l’échelle de la vigne acide.
Que je protège vos rêves des poignards de vos gardiens et du revirement du Livre contre les prophètes.
Soyez l’hymne de celui qui n’a pas d’hymne lorsque vous irez dormir ce soir.
Je vous souhaite " bonne patrie " montée sur un coursier au galop
Et je murmure : ô mes amis, vous ne serez pas comme nous : corde d’une obscure potence !




يا أصدقائي اتركوا حائطا واحداً،
لحبال الغسيل،
اتركوا ليلةً للغناء
اعلّق أسماءكم أين شئتم فناموا قليلاً،
وناموا على سلم الكرمة الحامضة
لأحرس أحلامكم من خناجر حراسكم
وانقلاب الكتاب على الأنبياء
وكونوا نشيد الذي لا نشيد له
عندما تذهبون إلى النوم هذا المساء
أقول لكم :
تصبحون على وطنٍ
حمّلوه على فرس راكضه

mercredi 24 décembre 2014

Le style, c'est l'homme ? - Pierre Bergounioux - conférence

     Donc pour résumer la journée, refusez de participer aux choix binaires (manichéens) et cherchez la troisième voie qui est, souvent, bien dissimulée dernière les crises-passions et les mises-en-scènes.

     Puis, c'est-ça j'y viens, notez aussi que la "provoc'" et le "scandale" sont superficiels... et par conséquent, leur résultat ne peut être que des articles mineurs, des chansons mineurs, des chroniques mineurs et donc des artistes mineurs (comme Serge Gainsbourg, qu'on peut nommer ici sans aucune provocation puisqu'il s'en est allé). 

     Pour finir, comment ne pas le faire sinon sur le Style. Le "crétin" rural, de la belle France profonde, Pierre Bergounieux, le résume ici, délicatement (en 76mn), avec son verbe du terroir, par une affaire d'écriture et d'esclavage. 

     Bonne écoute, idéalement loin de Paris!


La mesure de Pasolini - Entre sacré et rationnalité

L'extrait, ci-dessous, est tiré d'un article du livre "Écrits Corsaires". L'article est écrit suite au projet de légalisation de l'avortement dans l'Italie de 1974-1975 et à plusieurs critiques (particulièrement celle de l'écrivain, Italo Calvino) reprochant à Pasolini de défendre ce qu'on pourrait appeler par "La famille qui recule".
"    
     Comme moi, Calvino a vécu sa formation et, on peut le dire maintenant, sa vie entière, sous des régimes traditionnellement clérico-fascistes.
     Quand nous étions adolescents, c'était le fascisme, puis la première Démocratie chrétienne, qui en était la continuation littérale. Il est donc juste que nous réagissions comme nous avons réagi. Il était donc juste que nous recourions à la raison pour déconsacrer toute la merde que les clérico-fascistes avaient consacrée. Il était donc juste que nous fussions laïques, éclairés et progressistes à tout prix.
     Or Calvino - quoique indirectement et avec tout le respect d'une polémique polie - me reproche un certain sentiment "irrationaliste", à savoir un caractère sacré injustifié de la vie.

     ... Le problème est bien plus vaste et entraîne toute la manière de concevoir notre façon d'être des intellectuels : elle consiste avant tout en un devoir de toujours remettre en cause notre fonction, surtout là où elle semble la plus indiscutable, c'est-à-dire dans nos présupposés d'intelligence éclairée, de laïcité et de rationalisme.
     Par inertie, par paresse, par inconscience - par le fatal devoir de s'engager de façon cohérente - beaucoup d'intellectuels comme Calvino et moi-même risquent d'être dépassés par une histoire qui les vieillit d'un coup, en les transformant en statues de cire d'eux-mêmes.
     Le pouvoir n'est, en effet, plus crérico-fasciste, n'est plus répressif. Nous ne pouvons plus employer contre lui des arguments - auxquels nous étions si habitués et presque attachés - que nous avons employés tant et plus contre le pouvoir clérico-fasciste, contre le pouvoir répressif.
     Le nouveau pouvoir de consommation permissif s'est purement et simplement servi de nos conquêtes mentales de laïques, d'intellectuels éclairés, de rationalistes, pour édifier son voligeage de faux laïcisme, de fausse intelligence éclairée, de fausse rationalité. Il s'est servi de nos déconsécrations pour se libérer d'un passé qui, avec toutes ses sottes et atroces consécrations, ne lui servait plus.
     Toutefois, par compensation, ce nouveau pouvoir a développé au maximum sa seule possibilité de sacré : le caractère sacré de la consommation comme rite et, naturellement, de la marchandise comme fétiche. Rien ne s'oppose plus à tout cela. Le nouveau pouvoir n'a plus aucun intérêt (ni nécessité) à se déguiser avec Religions, Idéaux et autres choses du genre, tout ce qu'en somme Marx a démasqué.
     ...
    Dans un tel contexte, nos vieux arguments de laïque, d'hommes éclairés et de rationalistes sont non seulement émoussés et inutiles, mais encore ils font le jeu du pouvoir."
Écrits Corsaires, pp. 172 à 179.

vendredi 28 novembre 2014

Speak White - Lalonde et Falardeau



Speak white!
Il est si beau de vous entendre
Parler de Paradise Lost
Ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare


Nous sommes un peuple inculte et bègue
Mais ne sommes pas sourds au génie d’une langue
Parlez avec l’accent de Milton et Byron et Shelley et Keats
Speak white!
Et pardonnez-nous de n’avoir pour réponse
Que les chants rauques de nos ancêtres
Et le chagrin de Nelligan


Speak white!
Parlez de choses et d’autres
Parlez-nous de la Grande Charte
Ou du monument à Lincoln
Du charme gris de la Tamise
De l’eau rose du Potomac
Parlez-nous de vos traditions
Nous sommes un peuple peu brillant
Mais fort capable d’apprécier
Toute l’importance des crumpets
Ou du Boston Tea Party


Mais quand vous really speak white
Quand vous get down to brass tacks


Pour parler du gracious living
Et parler du standard de vie
Et de la Grande Société
Un peu plus fort alors speak white
Haussez vos voix de contremaîtres
Nous sommes un peu durs d’oreille
Nous vivons trop près des machines
Et n’entendons que notre souffle au-dessus des outils


Speak white and loud!
Qu’on vous entende
De Saint-Henri à Saint-Domingue
Oui quelle admirable langue
Pour embaucher
Donner des ordres
Fixer l’heure de la mort à l’ouvrage
Et de la pause qui rafraîchit
Et ravigote le dollar


Speak white!
Tell us that God is a great big shot
And that we’re paid to trust him
Speak white!
Parlez-nous production, profits et pourcentages
Speak white!
C’est une langue riche
Pour acheter
Mais pour se vendre
Mais pour se vendre à perte d’âme
Mais pour se vendre


Ah! Speak white!
Big deal
Mais pour vous dire
L’éternité d’un jour de grève
Pour raconter
Une vie de peuple-concierge
Mais pour rentrer chez nous le soir
A l’heure où le soleil s’en vient crever au-dessus des ruelles
Mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui
Chaque jour de nos vies à l’est de vos empires
Rien ne vaut une langue à jurons
Notre parlure pas très propre
Tachée de cambouis et d’huile


Speak white!
Soyez à l’aise dans vos mots
Nous sommes un peuple rancunier


Mais ne reprochons à personne
D’avoir le monopole
De la correction de langage


Dans la langue douce de Shakespeare
Avec l’accent de Longfellow
Parlez un français pur et atrocement blanc
Comme au Viêt-Nam au Congo
Parlez un allemand impeccable
Une étoile jaune entre les dents
Parlez russe, parlez rappel à l’ordre, parlez répression
Speak white!
C’est une langue universelle
Nous sommes nés pour la comprendre
Avec ses mots lacrymogènes
Avec ses mots matraques


Speak white!
Tell us again about Freedom and Democracy
Nous savons que liberté est un mot noir
Comme la misère est nègre
Et comme le sang se mêle à la poussière des rues d’Alger ou de Little Rock


Speak white!
De Westminster à Washington, relayez-vous!
Speak white comme à Wall Street
White comme à Watts
Be civilized
Et comprenez notre parler de circonstance
Quand vous nous demandez poliment
How do you do?
Et nous entendez vous répondre
We’re doing all right
We’re doing fine
We are not alone


Nous savons que nous ne sommes pas seuls

samedi 22 novembre 2014

Pays d'aucun mal - El-Mahdi Acherchour - Extrait

"
    Les hommes s'appelaient tous Amnar ou quelque chose comme ça, et les étoiles quelque chose comme étoiles, peu importe, ce ne sont pas des hommes.
    Les Amnar étaient tous des hommes. Des hommes de plus en plus hommes. Des hommes tout simplement peu importants. C'est ça, peu importe ce qu'ils avaient fait de leur humanité et de leurs choses; c'est ça, peu de chose.
    On dit qu'une voix inconnue et féminine, muette et secrète dans leurs désirs, avait fait d'eux, les mêmes hommes, les mauvais hommes, quelque chose comme esclaves de son propre désir.
    Ils obéissaient tout simplement à ça et à leur propre nom, Amnar. C'est ça, Amnar. Ils obéissaient à l'autre qu'ils n'avaient pas nommé et au mal immodérément tastaïen qu'ils n'avaient ni compris ni expliqué.
    Une nuit, ils nommèrent leur coin de terre, Tasta qui, une autre nuit, devint soudainement, secrètement et inexplicablement Tasta-Guilef. C'est ça, Tasta-Guilef."
Pays d'aucun mal, pp. 44.


Pierre Bergounioux - Le Matin des origines - Extrait

"
    Je ne devrais pas me souvenir. D'ailleurs je ne me rappelle pas que la Corrèze dont je suis originaire et où j'ai vécu dix-sept années durant, ait été à aucun moment revêtue d'azur et d'or comme le Lot où j'ai pu passer une quinzaine de jours en six ans, les premiers. Elle a dû l'être, portant, mais les jours, les années, la clarté pâle et froide où nous nous avançons, l'habitude ont oblitéré, emporté le lustre éclatant dont une puissance mystérieuse pare d'abord toute chose afin que nous restions. Et si le Quercy se dresse, dans ma mémoire, comme ma demeure véritable et la terre des merveilles, c'est parce que je l'ai quitté sans retour avant que le temps, l'âge ne le dépouillent, lui aussi, de la splendeur que je suppose uniformément répandue sur la terre aux yeux de ceux dont les yeux s'ouvrent.

    Je possède quelques images de l'époque où s'éveille en nous le sentiment de l'existence. Plus exactement, le sentiment de la vie, de la mienne, à ce qu'il paraît, a fixé l'image de lieux où je ne devais plus revenir, de l'instant où l'on s'éveille aux lieux, aux instants.

    Elle n'est que pour moi. Ceux qui étaient alors dans la force de l'age n'ont rien vu que d'habituel. Ils n'ont rien vu. Je n'ai même pas la ressource d'obtenir d'eux — les survivants — un élément de preuve, une confirmation. La vie réelle, la leur, alors, a traversé ces éblouissements sans en garder trace. Ils n'ont pas transfiguré, pour elle, une fleur en forme de balustre, une odeur, un chemin à midi qui, maintenant encore, malgré l'éloignement et la destruction, m'exaltent parce que je les ai découverts à l'instant critique où l'on est tenté de ne pas vouloir, de dormir toujours. Alors la vie s'avance à notre rencontre dans sa gloire et sa magnificence pour nous éveiller tout à fait."
Le Matin des origines, pp. 9-11.


 

vendredi 7 novembre 2014

lundi 3 novembre 2014

Vivre et écrire en Algérie - Documentaire

C'est déjà un autre pays, une autre Algérie, une autre abime!

 Les belles étrangères, vivre et écrire en Algérie. Arte, 2003, 78mn.

Avec : El Mahdi Acherchour - H’mida Ayachi - Habib Ayyoub - Mustapha Benfodil - Maissa Bey - Sofiane Hadjadj – Rachida Khouazem - Bachir Mefti - Areski Mellal - Yasmina Salah - Boualem Sansal - Mohamed Sari - Amin Zaoui

"L’Algérie, aujourd’hui, fait peur. Aux innombrables attentats, aux massacres se sont ajoutées les catastrophes naturelles. Dans ces situations d’extrême urgence, l’administration s’est révélée impuissante, les hommes politiques n’ont plus aucune crédibilité, on a assisté au début des années 90 à une véritable faillite de l’état, la plus grande partie de la population vit dans un climat de peur et de tension permanente, les intellectuels se sont, pour la plupart, tus pour longtemps. Parler, écrire, éditer, c’est, plus qu’ailleurs, assumer une responsabilité décisive.

Les écrivains algériens, Sofiane Hadjaj également éditeur et le poète El Mahdi Acherchour, qui témoignent ici, ont en commun d’avoir choisi de rester en Algérie dans les conditions que l’on sait : ces dix dernières années, 80% des élites algériennes ont dû choisir l’exil, ont dû quitter un pays sinistré. On ne compte plus les intellectuels, les journalistes, les écrivains assassinés.

Les écrivains algériens les plus connus vivent, écrivent et sont publiés en France. Mais il y a une nouvelle génération, celle de ceux qui ont choisi de rester et de témoigner, malgré la menace physique du terrorisme islamique, dans un pays où 75% de la population a moins de vingt ans. Pour eux, l’acte d’écrire ne relève pas du divertissement : il est le seul acte de totale liberté."

Site: http://www.centrenationaldulivre.fr/belles_etrangeres_2003/

lundi 20 octobre 2014

Le règne du jour - Pierre Perrault - Documentaire

Un film de Pierre Perrault de 1967.

Ce film, comme un(e) vieillard(e), un(e) ancien(ne) comme on les appelle, m'a parlé comme suit:

"Voyez-vous, le mot "Vie" devait être inventer par un vieux, comme moi, qui se préparait à quitter cette chose qui, tous les jours, il la voyait autour de lui et la sentait en lui. Imaginez-le jeune au printemps, que pouvait-il faire à part participer à cet bel hymne, sans nom... et peut-être, à la canicule de l'été, nommer le feu Printemps ?!

Là, donc, dans son lit de mort, en train de rendre l'âme, comme on dit, il revoyait cette chose le quitter en disant, se disant peut-être:  « La Vie, la mienne... hahaha, quelle blague! » ou, si le mec la prenait au sérieus, tsé?! « ... comme elle était belle ou laide... » mais ça, enfin bon, on s'en fout, ce n'est pas not' sujet!

Ceci donc est pour te dire cher jeune vivant, comme le jeune poète de Rilke n'est ce pas?! que les-Mots est un artifice à nous aut', les humains, pour représenter quelque chose en train de partir... Comme le mot Québec est, dans tout ce film et partout à l'époque, présent comme un silence. Le Québec indicible d'alors était bien vivant et n'avait pas besoin d'un René Levesque pour être quelque chose comme un grand peuple. 

Maintenant qu'on a sauvé le mot, la chose est en train de partir...  Le silence est brisé, l'indicible est rendu Québec mais le fleuve s'est vidé de ses pêcheurs et la terre est inondée de Walmart. 

Ca n'a pas de bon sens, pantoute!"



"... c'est bien là qu'une île aux Coudres, dans les années cinquante, encore sans électricité, ne demandait pas mieux que de se confier corps et âme, pieds et poings liés, à la curiosité des mémoires de passage. Et c'est bien là et nulle part ailleurs que j'ai pris feu et lieu parmi les gens de l'île persuadés d'être des insulaires. Quel lieu choisi pour naître ! C'était dans les années cinquante et je ne savais encore que peu de chose sur moi-même et sur un fleuve passé sous silence par les humanités. Je connaissais mieux la fondation de Rome et on m'avait transmis le sentiment d'en être légataire. Je descendais d'une louve. Mais j'ignorais tout ou presque d'un fleuve de père en fils. Et le peu que j'en avais appris à tout hasard me paraissait indigne du poème. J'habitais la banalité. Et les écritures me détournaient d'un fleuve et de ses évidences.
     Voilà pourquoi j'ai été bouleversé par leur appartenance. J'appartenais à une littérature. Ils appartenaient à une île. Nous autres icitte à l'île, on est des insulaires, disaient-ils. Que faire de Jupiter, de Mars, d'Homère, de Tit-Live dans une île ? Quelqu'un quelque part pense le monde grâce à ces bornes. Depuis bientôt toujours. Depuis que la culture fait mijoter son bouillon d'écriture et fabrique du sens à même les anciens mythes. Tandis qu'une île dans la mer, à cheval de lune et de marées, en produit à même sa propre réalité. A même un fleuve trop grand pour nos petites humanités classiques. Les dieux, les légendes n'étaient pas de taille. Cependant un fleuve échappait de toute sa singularité aux prétentions impériales. Et ils ne demandaient pas mieux que de me parler. De se dire. Petit à petit je me suis laissé instruire. A toutes les portes, j'ai rencontré un Homère qui ne fabulait pas. Et j'ai compris que ce grand inconnu des écritures m'était natal et ancestral. et je suis devenu, insensiblement, progressivement, à mon tour, un insulaire..." Extrait du livre "Nous autres icitte à l'île" de Pierre Perrault; pp. 36.

samedi 4 octobre 2014

Punishment Park - Watkins Peter - Documentaire

Punishment Park est un film américain de Peter Watkins sorti en 1971. 

Le scénario procède d'une uchronie : dans la fiction, l’uchronie est un genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un événement du passé. 
Il développe les conséquences possibles d'une déclaration d'état d'urgence par le président des États-Unis pendant la guerre du Viêt Nam qui n'a, dans la réalité, jamais été décrétée. 

Bien que projeté lors du festival de Cannes en 1971 et apprécié par la critique européenne, cette œuvre de Peter Watkins n'a connu qu'un succès d'estime.
Le film est ressorti en France le 4 juillet 2007, distribué par Shellac dans le réseau des cinémas d'art et d'essai.

   

 Synopsis :
La guerre du Viêt Nam s'enlise. Face à la contestation accrue du mouvement pacifiste, le président Richard Nixon décrète l'état d'urgence. Militants des droits civiques, féministes, objecteurs de conscience, communistes, anarchistes sont arrêtés et conduits devant un tribunal exceptionnel populaire. Au terme d'une procédure accusatoire sommaire, ils sont condamnés à de lourdes peines pour atteinte à la sûreté de l'État. Cependant, ils ont le choix d'échanger leur peine contre un séjour à Punishment Park, un parc d'entraînement pour les policiers anti-émeutes et les militaires américains. Là, ils devront traverser le désert en trois jours, sans eau ni nourriture, sur 85 km pour atteindre un drapeau américain, poursuivis par un escadron de policiers armés jusqu'aux dents. Une équipe européenne de documentaristes suit deux groupes de militants, l'un, durant le procès, l'autre, purgeant sa peine à Punishment Park.

Sourcehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Punishment_Park

vendredi 26 septembre 2014

Dda-Saïd, l'Ancien





Le cadre montre Jeddi, Massine et moi-même.


La photo était gardée durant plus de 10 ans par Dda-Saïd, un cousin, le vieux maquisard qui se faisait prendre à chaque contre attaque de l'armée française.

En 2013, Nna Wiza, la femme de Dda-Saïd, est venue me voir m'apportant la cadre et me raconter que je sortais de l'hôpital, Jeddi, quelques-mois plus tard, décédait; lui, Dda-Saïd, son défunt mari, avait demandé une photo à Dda-ye-Hha, un autre cousin, photographe de la famille, de son cousin ainé Jeddi et de son pti fiston, Moi, le judas-virtuel; il avait demandé aussi qu'on lui fasse un cadre et le déposer au dessus de son Kanoun (sa cheminée).


C'était ce cadre, le mien!


Entre 93, l'année de la mort de Jeddi, et celle de la mort de Dda-Saïd, il ne s'était pas fait prendre; il cachait le cadre à chaque fois que nous lui rendons visite. Dda-Saïd, mieux que sa résistance face à l'occupant, nous aimait en silence; il le faisait sans faire de bruits.


Jeddi était décédé en 93. 
Lui, Dda-Saïd, c'était vers 2005. 
Moi, je suis encore Vivant... 
Et je les aime, comme vous lisez, en me faisant prendre aux mots !

dimanche 14 septembre 2014

La bête lumineuse - Pierre Perrault - Documentaire

"... C'est peut-être pas la chasse à l'orignal qui est importante; c'est d'être dans le bois, être avec des chums, prendre un coup solide, se conter des salades... après ça, péter au frette, se travailler avec des couteaux dans le dos…" minute 117

Au festival de Cannes de 1983, avec ce film, Pierre Perrault répondait à la question d'un journaliste, " Pourquoi vous n'avez pas envie de voir le film de Gainsbourg?", comme suit:
" Parce que moi j'va pas au cinéma; j'aime pas ça voir des films de parades; des films qui essaient de scandaliser; c'est fait pour les enfants ça; ça m'intéresse pas du tout... C'est pour ça que, ce que je fais n'a peut-être pas sa place, tout à fait, ici... C'est la cathédrale du cinéma ici, toutes les idoles sont là, se promènent dans la rue. Les personnages comme les miens, les personnages de la Vie, sont condamnés à être spectateurs. Ce sont ces hommes là qui m'intéressent, ces hommes de chair et de sang; les bergers m'intéressent mais pas Jane Fonda en bergère!"



La bête lumineuse, documentaire de Pierre Perrault, 127 mn, 1982, Québec: Le chef d’œuvre cinématographique de Pierre Perrault sur "la traditionnelle chasse à l’orignal, prétexte à fouiller l’âme québécoise. Dans une cabane de Maniwaki, des citadins opèrent leur annuel retour à la nature. Plaisir de se mesurer aux éléments, et de connaître ses limites! Expérience de la mort pour exorciser sa propre mort et renouer avec la chaîne entière de la vie! Mais aussi, esprit de panache, de bravache et de vantardise, et transposition de moeurs sauvages de la meute au sein du groupe d'amis, où on a tôt fait de repérer un souffre-douleur. Une magistrale partie de chasse, une mythologie bien de chez-nous." (Synopsis)

jeudi 11 septembre 2014

La vie brève - Juan Carlos Onetti - Extrait


      « Je suis à l'âge où la vie commence à sourire en grimaçant. » Sans protester, je me faisais à l'idée de la disparition de Gertrudis, de Raquel, de Stein, de toutes les personnes que je devais aimer, admettant ma solitude, comme j'avais admis jusque-là ma tristesse. « A sourire en grimaçant. » Et on découvre que la vie, depuis de longues années, est faite de malentendus. Gertrudis, mon travail, mon amitié pour Stein, le sentiment que j'ai de ma personne : des malentendus. En dehors de ça, rien. Parfois l'occasion d'oublier, des plaisirs qui arrivent et repartent empoisonnés. Peut-être toute forme d'existence possible pour moi est-elle condamnée à dégénérer en malentendu. Tant pis. En attendant, je suis ce petit homme timide, immuable, marié à la seule femme qu'il a pu séduire ou qui l'a séduit, incapable d'être autre chose et même d'avoir la volonté de se transformer. Le petit homme qui déplaît dans la mesure où il impose la pitié, le petit homme perdu dans la légion des petits hommes auxquels on a promis le royaume des cieux. L'ascète, comme dit Stein en se moquant, ascète par l'impossibilité qui est la mienne de me passionner et non par l'acceptation absurde d'une conviction éventuellement mutilée. Ce moi inexistant dans le taxi, simple incarnation de l'idée Juan Maria Brausen, symbole bipède d'un puritanisme bon marché fait de négation - non à l'alcool, non au tabac, et non aux femmes -, n'est personne en réalité; un nom, trois mots, une idée de rien mécaniquement construite par mon père, sans oppositions, pour que ses négations elles aussi héritées continuent d'agiter les prétentieuses petites têtes après sa mort. Le petit homme empêtré en définitive dans les malentendus, comme tout le monde. C'est peut-être ce qu'on comprend avec l'âge, peut à peu, sans s'en rendre compte. Nos os le savent peut-être et quand nous sommes résolus et désespérés, au bord du grand mur qui nous emprisonne et qu'il serait aisé de sauter si c'était possible; quand nous sommes presque prêts à admettre que, finalement, seul le moi a de l'importance car il est l'unique chose qui nous ait été indiscutablement confiée; quand nous entrevoyons que seul notre propre salut peut être un impératif moral, qu'il est le seul élément moral; quand nous réussissons à respirer par une lézarde imprévue l'air natal qui vibre et appelle de l'autre côté du mur, à imaginer l'allégresse, le mépris et l'aisance; alors peut-être sentons-nous peser, comme un squelette de plomb, cette conviction que tout malentendu est supportable jusqu'à la mort, hormis celui que nous parvenons à découvrir en dehors de nos circonstances personnelle, en dehors des responsabilités que nous pouvons rejeter, attribuer ou détourner.

samedi 23 août 2014

Eyyaw an-Nejmaâet… Iyyaw Aahh - Allons, Allons… rentrons

Le restau-bar était déjà plein mais aucun Ami n’est encore là! À l’accoutumée, j’arrive donc le premier; notre table est réservée, non pas par le proprio, mais par les habitués. Ici, chaque table porte un nom d’un habitué; la notre s’appelle la table des Z’Amis mais elle est plus connue par la table de pti-Joe.
Pour attendre, je  demande d’abord des nouvelles de la mère du proprio, Âldja, qu’on ne voit plus; après, je commande ma première bière, je sors mon calepin et au bout d’un quart d’heure,  pour ouvrir l’appétit, je commande trois cailles bien cuites, de celles de Dda-Mouqrane puisque lui, il tend ses pièges à Tanesssawt, dans nos champs d’oliviers; surtout que cette année, la saison est bonne, l’huile est abondante, la caille est repue et sa chaire est tendre… Awid-Ou-Kane, on dit ici pour dire Tant mieux!
-       Donc, A-Azzedine agma, va pour trois cailles pour commencer, stp!
Azzedine, me fait :
-       C’est donc, comme d’hab’, A-Khayi?!
-       Oui… Et toi, tu as déjeuné ou pas encore?
-       Awa, c’est bon! Tu ne pourras jamais devancer l’invitation de Bouâlem, a-Khayi-Nnagh!
et Bouâlem renchérit, de l'autre salle:
-    Le jour où il me devancera, c'est que je ne suis plus des vôtres...

Ici, un commerce est comme une demeure…  Tu es accueilli par le proprio comme si c’était chez lui. Tu réussis un commerce quand tu respectes certaines règles, non écrites, d’hospitalité! Le bar, où j’écris ces lignes, est connu par le nom, écrit nul part, « Chez Rachid »! Son nom officiel, celui inscrit dans le registre de commerce, est, comme tout le monde dans ce pays, tout autre : « à l’Avenir du Souvenir ». C’est Azzedine qui a donné ce nom.
Azzedine est un oiseau. Il a lu tous les sud-américains. Le nom officiel de ce bar est d’ailleurs, le nom d’un bar amérindien d’un célèbre roman du cubain, Alejo Carpentier. Bouâlem, lui dit souvent, quand il l’invite à déjeuner avec lui, tu as recouvré ton chant depuis que tu es revenu, depuis que tu as retrouvé ton champ! Je l’ai connu à l’Époque.
Si tu regardes sa définition dans l’Amawal, le dictionnaire kabyle, tu verras que l’Époque est un empreint du Français défini pour la période correspondant précisément, dans l’Histoire houleuse de ce pays, à l’époque de notre exode.
J’ai connu donc Azzedine à cette époque, à Paris, en train de pleurer le printemps pendant lequel les enfants de sa tribu sont morts assassinés et le papa d’Akli, Dda-Mekhlouf, Dda Mekhyouf il disait, est mort exilé. Quand il ne pleurait pas, il te racontait, Pedro Páramo… un roman mexicain, où les morts renaissent au printemps. Âzeddine aimait les morts mais vivants!
« Chez Rachid» était d’abord la taverne « Au Rendez-vous des chasseurs » de pti-Joe, si tu connais les hommes, les anciens! Si tu demandes après lui, ici, on te répond toujours comme un conte transmis de mère en fille: « Un grand homme, pti-Joe… Un type qui partageait le pain du bon Dieu même avec les mouches et ne ferait pas de mal même à une araignée… » Après l’indépendance, il avait laissé la taverne à Rachid, son unique employé et le futur grand-père de Azzedine, notre ami. La taverne est devenue Brasserie par le célèbre Djamel, le feu père de Azzedine. Elle ne s’appelle pas « Chez Djamel », parce qu’ici, comme dans les romans sud-américains, dirait notre Ami Azzedine, une réussite est toujours une occasion pour ressusciter nos anciens, nos morts tombés un jour de printemps! La réussite de Djamel était, comme le mentionne l’Amawal et comme on l’apprend maintenant à l’école, était après son but dans la finale africaine des clubs vainqueurs des coupes en 1995 face à l’équipe nigériane du Julius Berger Football Club. C’était le but de la victoire et son ultime but de sa carrière. C’était la première victoire après le départ de Stefan Zywotko et avant l’Époque, notre exode!
Je n’ai aucun souvenir d’avant l’Époque, à part le moment de ce fameux but de Djamel; c’était la fois où j’ai vu ma mère embrasser mon père et ai dansé avec eux sur une célèbre chanson de Lounis… Celle où il célèbre cette équipe de cœur, connue alors sous le nom de la Jeunesse Sportive de Kabylie. Après, ce n’était plus pareil! Le dernier baiser de ma mère à mon père, c’était pendant que celui-ci gisait sur son ultime lit-réfrigéré et les victoires suivantes, pendant l’Époque, étaient prises entre le souci d’un loyer impayé et l’angoisse d’une carte de résidence qui arrivait à échéance!

Le muezzine Samir, qui ne fait aucune différence entre une Sourate du Coran et une chanson de Matoub, vient de faire l’appel à la prière de l’après-midi. Je pense alors commander à Azzedine une Tchektchouka (ratatouille) pour Mohand-Lâarvi qui l’aime avec beaucoup d’huile d’olives de Tanessawt et du poivron fort.
Azzedine, me fait :
-       C’est donc, comme d’hab’, A-Khayi?!
Notre ami, Azzedine, n’attend pas ma réponse…
Il faut dire qu’il connait aussi Mohand-Lâarvi. Il dit qu’il le connait à l’Époque, chez Mourad, Zzi-Mou pour les intimes,  pendant ces soirées interminables où ils chantaient les amours crus perdus de Michelet, un nom, écrit nul part, d’une ville pas loin d’ici… Mais, je pense que sa mémoire le trahit. C’était, au même moment que je fis sa connaissance, à la rue Monsieur le Prince. C’était un vendredi, comme tous les vendredis qui suivirent, je sortais du ciné de chez Youyou et me dirigeais  au bar d’en face, chez Aâmirouche, le bar au dessous de l’Appart ayant vu vivre Pascal, l’auteur posthume des fameuses Pensées, pour nous amuser à inventer,  comme tous les vendredis précédents,  un sentier nouveau menant à Pasolini pour aboutir enfin sur la Kabylie; car notre Kabylie de l’Époque était l’ancienne Italie de Pasolini.  
Cependant, ce vendredi là,  comme tous les vendredis qui suivirent, Mohand-Lâarvi était là pour nous faire un détour par « Le vieil homme et la mer » d’Hemingway pendant qu’il s’incendiait la bouche par la Tchektchouka préparée par notre ami, Azzedine.

J’entends les rires de Nacy dans l’autre salle; elle doit être en train de commander son vin blanc du vendredi en même temps qu’elle aiguise son ironie. Elle s’approche de notre table avec la Tchektchouka de Mohand-Lâarbi qui est maintenant la sienne. En même temps qu'elle prend ma dernière caille, elle déclare qu'elle a faim car elle vient de revenir d’une rando à Tamgout, une célèbre montagne ayant hébergé un célèbre anarchiste local, Arezki Lvachir. Elle m’explique après, que son rituel vin blanc et sa randonnée sont un acquis de l’Époque, qu'elle n'en rejette rien du tout puisque la vie dans cette montagne n’est finalement possible que grâce à la souffrance d’alors…
Voilà que Azzedine arrive,  le prochain coup est pour lui, souhaitant longue vie à ses nouveaux renaissants, Dyla et Hsisou, et emmerdant définitivement les absents. C’est maintenant que Bouâlem entonne le Chant d’Arezki Lvachir, comme chaque vendredi. Ici, loin de chez Aâmirouche, loin du ciné parisien, chez Youyou; Ici, à côté du Souk animé chaque samedi, pas loin de la place où Arezki Lvachir fut guillotiné et où se trouve le « Liberté » ensanglanté de Kamel Irchene.  C’est en Kabylie que nous nous trouvons, maintenant, en train d’attendre Hassen, Dda-Meziane, Zira, Paya et sa fille, comme chaque vendredi.

dimanche 17 août 2014

J’ai surpris un peuple vivre

Je partage, non pas ces vieux textes, mais cette naïveté. Je suis toujours aussi naïf mais avec d'autres mots!



Loin.
A la périphérie de la ville, j’ai surpris un peuple entrain de vivre.
Dans un supermarché. Dans un bar.
Loin.
Loin des touristes envahissants et  insoucieux.

Dans un supermarché à la périphérie de la ville, je vois le peuple entrain de vivre…
Loin. Mais aussi ici, le prix sur le rayon, l’œil sur le prix, la monnaie dans sa paume droite, on compte ses articles. Puis on compte sa monnaie.  La vie ! Loin des touristes.  Loin des musées. Loin des églises.
  • Tu fais quoi Hamid ?
  • Viens Anna, on rentre dans ce bar…

Une fois dans le bar,

  •           2 piwos, Poproché
  •           Je n’aime pas la bière
  •           Ne sois pas imbuvable, comme dit un écrivain de chez moi...

Ne fais pas attention Anna, rien n’est séquentiel, regarde cet homme là-bas, il est entrain de ramasser des pièces par terre, pour se payer un Cola
  •           Hahahaha, l’ironie du sort, pour se payer un Coca-Cola !
  •          Le polonais est un peuple heureux, on dirait que tu veux les voir tristes et pauvres. On n’est plus dans la période des communistes. Les polonais est un peuple heureux.
  •          Vive Solidarnosc, Anna !
  •          Tu es dans les clichés, Hamid !!!!

Dans le bar, des tables parsemés dans la salle. Un homme par table. La brume de cigarette domine le tout. Quelques instants plus tard, toutes les tables sont vides, tout le monde se regroupe autour d’une table. Anna, avec l’accent de Milosz, me dit :
  •          Tu sais, Hamid, je ne sais pas pourquoi, le peuple polonais ne s’unit que dans les moments de détresse.
  •           Oui, Anna, il fait froid mais on a chaud au cœur, Nie rezumiyi Populsku, Tchipracham
  •           Quoi ?
  •           Ça me rappelle les bars d’Alger. De tizi. Ou D’azazga.
  •           C’est aussi comme ça, chez toi ?
  •           Oui, c’est presque comme ça. La différence est la serveuse. Elle ne me rappelle pas chez moi. Mais des nouvelles de Dadda Hank.
  •           C’est qui ?
  •           Buk. Je veux dire Bukowski.
  •           Je ne connais pas !
  •           Ce n’est pas important… Je voulais dire que je veux écrire un long poème dont le titre serait Fragments d’un peuple vivant

Tu vois ces gens, j’ai la tête scotchée à eux ! Mais s’ils parlaient une langue que je comprends, j’aurais tourné la tête ailleurs ! Ce constat me fait peur Anna ! Parce que je conclus, terriblement, qu’on cesse de s’intéresser à quelqu’un quand il devient familier…  Je me fais peur, Anna !
  •           Tu fais quoi Hamid ?
  •           Tu ne vois pas que je m’assoie avec ton peuple.
  •           Tu abordes aussi les gens inconnus chez toi ?
  •           Chez moi, je n’ose pas. Va savoir pourquoi ! C’est peut être parce que je suis un eternel enfant. Et là-bas, les enfants n’ont pas le droit de s’asseoir avec les ainés…
  
Un, deux, trois, quatre… dix-neuf morts !
  •           Dix-neuf ouvriers que Solidarnosc a donnés en 1980…
  •           Pour la liberté !
  •           127 morts chez moi en 2001 ! en 1980 rien, on n’a pas eu la chance de mourir ! Et tu sais quoi, Anna, je viens d’apprendre, par mon ami Kader, que chez nous on est conscient de cette règle : Il faut des morts pour avoir la liberté !
  •           Et vous l’avez eue ?!
  •           On a des Ipodes. Des Iphones. Des 3G. Mais, il nous manque aujourd’hui un Milozc pour écrire ce poème accroché là-bas…

Loin, je surprends un peuple entrain de vivre. Un peuple étranger devient petit à petit familier me fait peur en me rendant compte que je suis irrémédiablement différent.
  •           Ça veut dire quoi irrémédiablement ?
  •           Ça veut dire que je ne pourrai plus me sentir à la maison, chez moi…
  •           Comment ça ?
  •           Pour venir à ce poème, pour qu’un Algérien vienne lire ce poème, il a fallu qu’une italienne intervienne. En somme, grâce à une italienne, un algérien a lu un poème incompréhensible d’un polonais…
  •           Tu sautes du coq à l’âne…
  •           Je suis peut être soûl ... Mais dis moi si les frontière servent à quelque chose?
  •           Oui, ça doit être ça…
  •           C’est ton peuple qui me rend soûl. Anna, je ne sais pas si tu peux comprendre, mais je pense que la différence reflète souvent le soi. Quand on n’aime pas l’autre, c’est qu’on ne s’aime pas. Ton peuple je l’aime, ça voudrait dire que j’aime le mien ? Je vous aime.
  •           Quoi ?
  •           Je te fais peur ?! j’aime ton peuple.
  •           Hamid parle moi…
  •           Oui ?
  •           Arrête avec tes oui 
  •           Ok.
  •           Et avec tes OK !
  •           Oui
  •           Tu fais quoi ?
  •           Ton peuple parle au mien en silence.
  •           Il lui dit quoi ?
  •           Il lui dit que la vie est aussi ailleurs. Ce n’est pas Kundera, mais c’est moi. Je vois les tiens vivre en polonais. Je veux voir les miens vivre en Kabyle. Parce qu’on oublie souvent que nous aussi on fait partie du monde.
  •           Quoi ?
  •            FIN. THE END. TAGARA.  UKOŃCZENIE.



J’ai surpris un peuple entrain de vivre. Loin de touristes insoucieux. Loin de ma mère tourmentée.