samedi 1 mars 2014

Qui je suis. Pier Paolo Pasolini... Extrait.


 
...
      Ainsi a décliné l'estime pour la poésie,
typique
des enfants qui croient en l'éternité; illusion
qui n'enterre pas les nationalismes confiants,
inconsciemment,
(avec une passion infantile) dans l'absolu
de la langue d'une nation,
dans son usage en chant, en musique
(ce qui est absolument absurde
à peine la douane passée); illusion
qui n'enterre pas la logique 
et le classicisme
(un misérable philologue peut reconstruire,
entre un mot et l'autre
- isolé et enfoncé dans le silence - le discours
coupé,
un pauvre discours
sans idées, sans religion sinon le culte 
très peu religieux, finalement,
de la poésie dans la littérature).
Mais non seulement a décliné
l'estime pour cette poésie
qui est de la petite histoire de mon temps
(dans lequel je me trouve coincé,
sans pouvoir en retirer un seul visage,
même le plus étranger,
un seul livre, même le plus oublié),
mais pour la poésie elle même.
Ce n'est pas elle, donc, qui compte, jamais.
Au moins si elle est conçue comme poésie.
La langue de l'action, de la vie
qui se représente 
est infiniment plus fascinante !
C'est elle qui se reconstitue
- à peine refermé -
à partir d'un livre de poésie :
elle est avant et après;
entre les deux il y a un véhicule expressif
qui l'évoque, voilà tout. Travail de sorciers.
Ce n'est que grâce à cette langue
du non-moi qui s'exprime
avec un droit égal, que l'habileté donne au poète
une force égale au moi.
Mais la profession du poète en tant que tel
est de plus en plus insignifiante.
Est-il vraiment nécessaire
d'introduire cette langue vivante
dans une langue de convention
pour qu'elle s'y libère en redevenant
ce qu'elle est, vivante, chez le lecteur ?
Ne sait-il pas, lui, dialoguer avec la réalité ?
L'humble valeur du poète
est-elle de la réévoquer comme il la voit ?
Mais cela est-il sérieux ?
Pourquoi ne la contemple-t-il pas en silence ?
- saint, et non homme de lettres ?
Cependant, que font les jeunes,
durant les soirées de leurs villes de province,
et même dans les grandes métropoles,
sinon parler de littérature?
Marchant de leurs pas factueux, le long des rues
à peine découvertes,
chargées de sens secrets et d'histoire ?
Découvrant les écrivains,
comme les putains et les mystères
d'un quartier, ou les habitudes d'une vie sociales
qui est désormais la leur,
alors qu'elle est encore aux pères
(qui, pour cela, préparent une guerre
afin de les envoyer à la mort) ?

      M'interrogeant
à la lumière du soleil d'août
dans Manhattan désert,
j'en viens à reconnaitre que moi
(qui, seulement à travers la littérature,
ai pu être poète),
je ne suis plus homme de lettres.
Mon sort
c'est d'évoquer de petites collines, surplombant
un autre fleuve
aux eaux bleues très transparentes
sur de petits cailloux,
coulant entre des rives de graviers
comme des ossuaires d'abord entre les bancs
d'alluvions,
tristement verts, puis entre les vignobles
(fous, l'été, d'un silence humide, estompé,
presque oriental) des coteaux,
et enfin entre des terrains bonifiés dont l'odeur
suffit à déchaîner, pour deux yeux sauvages
et un ventre sauvagement pur, cette défaillance
qui saisit
et donne envie de mourir.
Sur ces misérables collines
- vrais cimetières, sans fleurs -
on lutta contre les fascites et les allemands,
et mon frère,
comme je vous l'ai dit,
y a laissé ses dix-neuf ans,
comme un faucon qui savait à peine voler,
et volait si bien.
Ce que vous appelez, avec un rictus
ironique mais désagréable
(qui vous déforme le visage faussement sûr,
de malades)
en le soulignant ostensiblement, l'engagement,
a vécu, pendant un quinzaine d'années,
en parasite sur gloire et la douleur
de ces cimetières.
C'est-à-dire qu'il n'a pas existé.
C'est maintenant qu'il commence à exister.
Maintenant que ces cimetières sans fleurs
ont eux aussi leur floraison.
Même mon ami Moravia a peur,
craignant peut-être l'impopularité,
s'il ne veut pas comprendre cela.
Et avec lui,
et bien pire que lui (qui, mystérieusement,
est tendu
en une imperturbable volonté de comprendre),
tous les autres
qui, en Italie,
ont le nom et la fonction d'hommes de lettres.
Tous renient cet engagement avec la tacite,
névrotique volonté de vous aduler:
certains le font avec contrition,
d'autres bombent le torse comme des putains.
Moi, je ne veux plus retourner à ces collines,
ni comme touriste ni comme visiteur
de tombes, que cela soit clair.
Moi aussi, moi aussi je les ai oubliées.
Et à juste titre ! Dans leur action
et dans l'idéologie
qui la dictait, comme un sublime catéchisme,
je vécus ma rébellion de jeune homme.
J'y ai peut-être acquis
aussi des habitudes indélébiles
de moralisme et de dignité.
Mais je n'y retourne pas, dans ces lieux
qui existent mais restent invisibles.

A ce point, je ne veux pas m'émouvoir
sur mes raison,
c'est-à-dire sur le fait
que non seulement l'engagement
n'est pas fini, mais qu'au contraire il commence.
Jamais l'Italie ne fut plus odieuse.
Surtout avec la trahison des intellectuels,
avec ce révisionnisme du parti communiste,
loup
qui, cette fois, est vraiment agneau -
le camarade
Longon sur la couverture du Spiegel
avait un visage obséquieux d'homme de lettres
qui fait désespérément semblant
d'être à la page,
rejetant ainsi toute violence palingénésique
du communisme :
oui, le communiste aussi est un bourgeois.
C'est désormais la forme raciale de l'humanité.
Peut-être que s'engager contre tout ça
ne veut pas dire écrire, en homme engagé,
dirais-je,
mais vivre.

...