vendredi 23 janvier 2015

Mircea Eliade - Le mythe de l'éternel retour - Avant-propos

     ... (Ce livre) interroge les conceptions fondamentales des sociétés archaïques, qui, tout en connaissant elles aussi une certaine forme d' "histoire", s’évertuent à n'en pas tenir compte. Un trait nous a surtout frappé, en étudiant ces sociétés traditionnelles : c'est leur révolte contre le temps concret, historique, leur nostalgie d'un retour périodique au temps mythique des origines, au Grand Temps. Le sens et la fonction de ce que nous avons appelé "archétypes et répétition" ne se sont révélés à nous que lorsque nous avons saisi la volonté de ces sociétés de refuser le temps concret, leur hostilité à toute tentative d' "histoire" autonome, c'est-à-dire d'histoire sans régulation archétypale. Cette fin de non-recevoir, cette opposition ne sont pas simplement l'effet des tendances conservatrices des sociétés primitives, ainsi que le prouve ce livre. A notre avis, on est fondé à lire dans ces dépréciation de l'histoire, c'est-à-dire des événements sans modèle trans-historique, et dans ce rejet du temps profane, continu, une certaine valorisation métaphysique de l'existence humaine. Mais cette valorisation n'est en aucun cas, celle qu'essaient de donner certains courants philosophiques post-hégéliens, notamment le marxisme, l'historicisme et l'existentialisme, depuis la découverte de l' "homme historique", de l'homme qui est dans la mesure où il se fait  lui-même au sein de l'histoire.


    

dimanche 18 janvier 2015

Michel Serres - l'équivalence de l'écononmie et de la théologie

     Recommençons : Hercule est voleur, Hercule est volé, il est meurtrier, il va être assassiné, il est divinisé. Il prend toutes les valeurs : homme ignoble, héros, dieu. Cacus est voleur, Cacus est volé, tout autant voleur et volé que le héros même, confiant dans sa force tout autant que lui, Cacus est assassiné, on a calomnié Cacus en l'affublant d'un nom ignoble, on l'accuse peut-être pour justifier Hercule et son apothéose, Cacus est un quasi-Hercule, Hercule est un super-Cacus. Évandre le surmâle, homme juste et savant, triche et ment. ce qui sort de la boîte noire est une langue à mille voix, ce qui sort de la boîte noire a mille sens substitutifs. La trace passe et repasse en tous sens, la parole dit tout, elle bruisse, elle est peut-être celle de Carmenta. La voix de la prophétesse dit ceci pour autre chose, dit ceci au lieu de cela, elle signifie en substituant. La vérité n'est jamais qu'une stabilité parmi des substitutions, elle n'est qu'un invariant parmi leur changement.
     Plus encore, mieux encore, en chaque point, ici, est une bête brute, un homme, un pâtre ou berger, un héros courageux, un lâche, un demi-dieu, un dieu. Les sens, les valeurs buissonnent. Ce qui sort de la boîte noire est bien un géométral de légende, mais il faut y regarder de plus près. Chacun prend beaucoup de valeurs, et c'est parce qu'il les prend qu'il est substituable. Chacun est substituable, en laissant sauve la vérité de l'histoire. Mais il se trouve que certains sont, si j'ose dire, plus substituables que d'autre : Hercule a réellement toutes les valeurs, voleur, volé, sous prescription, lâche et courageux, incertain et certain, meurtrier ignoble et à demi lynché, homme, pour tout cela, mais, finalement, dieu. Cacus est mort, il n'est pas dieu. Evandre est roi, il n'est pas dieu. Hercule seul est un joker. Les autres sont des quasi-jokers, ils ne sont pas complètement substituables. Faut-il être un joker pour devenir dieu ? Hercule seul est un élément blanc, les autres sont en voie de le devenir. Que sort-il de la boîte noire ? Des éléments blancs ou quasi-blancs.
     Un dieu est un vrai joker. Plus il est dieu et plus il est joker. Voyez Jupiter : il se fait cygne, il est taureau, il est cette pluie d'or qui bat le seuil de Danaé. Totalement substituable est le divin, totalement vicariant, totalement vicaire et victime. Vu d'ici, Jupiter est taureau, de là, il est cygne ; perçu des portes de la fille Danaé, il est pluie d'or abondante et large. Jupiter est le géométral des substitutions, il est l'ichnographie du monstrueux. Le dieu n'est pas un monstre, il est tous les monstres possibles, il somme les scénographies de monstres. Il est, ainsi, un élément blanc, blanc comme la somme des couleurs. Et c'est pourquoi un récit mythique a si souvent toutes valeurs, il met en jeu des jokers ou éléments blancs. Et c'est pourquoi il surplombe toujours l'ensemble des explications, toutes linéaires et analytiques, toutes inclinées. Le mythe comprend l'histoire, nulle histoire n'explique le mythe. L'histoire est une suite analytique issue, comme les bœufs, de la boîte noire à éléments blancs. L'Iliade est une séquence possible des légende, légende en effet, non pas mythe, puisque Hercule y est le seul joker divin. La légende est un mythe légèrement incliné. Je veux dire un géométral légèrement sténographié. Je veux dire un compas légèrement calé. Il incline vers l'aval, il descend une petite pente.
     Nous ne sommes plus très loin des origines. La boîte noire est boîte de Pandore, tout peut en sortir. Le mythe est riche de tout le substituable, la légende en comprend beaucoup. Ainsi Tite-Live, romain, est-il plus près de l'histoire qu'Homère, hellène, mais pas beaucoup plus près. Qui peut se flatter d'en être voisin ?

     Une première digression, je vous prie. Le mythe accompli, disant le divin, mêle des élément blancs. Il dessine un géométral au moyen de jokers. Il obtient alors tous les sens, il est une somme, il est, si j'ose le mot, pansémique. N'importe quel sens de l'histoire est donc déjà compris par lui. Théorème : nous pourrons toujours comprendre l'histoire au moyen des théologies.
     L'argent et l'or, le papier-monnaie sont des équivalents généraux. Une somme, une somme d'argent est un élément blanc. Vous pouvez, avec elle, obtenir un taureau, un lac de cygnes, faire couler une pluie d'or du côté des propylées de Danaé, tenter, paraît-il, les dieux mêmes. Un récit raconté au moyen de tels jokers est, à nouveau, un géométral. N'importe quel sens de n'importe quelle histoire est donc déjà compris par lui. Théorème : nous pourrons toujours comprendre l'histoire au moyen de l'économie.
     Conclusion : économie et théologie sont des explications équivalentes de l'histoire. Équivalentes : je veux dire omnivalentes.
     Nous sacrifierons, dans le même temple, à Jupiter et à Quirinus.
     Or, le géométral est obtenu par la substitution, par l'ensemble des substitutions victimaires. L'omnivalence est obtenue par la violence.
     Nous sacrifions, sur le même autel, à Jupiter, à Mars, à Quirinus. La théologie, la violence et l'économie sont sur la même ligne, ou plutôt, elles occupent le même espace, je veux dire : tout l'espace.

Rome. pp. 40 à 42.

Baccio Bandinelli - Statut de Hercules et Cacus à Florence

vendredi 16 janvier 2015

Michel Serres - Rome, le livre des fondations - Extrait

    Je ne sais pas, dit Tite-Live, où me conduit la remontée vers l'origine ou vers la fondation de Rome. Je ne fais pas confiance aux historiens, aux archives écrites perdues, aux traditions orales. La Quellenforschung ne cesse jamais, remonte à Valerius Antias, à Claudius Quadrigarius, ou à Fabius Pictor, à Cincius Alimentus et ainsi de suite. Sabots de bœufs après sabots de bœufs, nous ne sortons jamais des textes et nous tournons le dos à l'origine noire. Le texte écrit m'amène dans la plaine, la tradition orale m'appelle vers la colline. L'historien est Hercule et ses mille travaux, sa confusion et son incertitude. Toi qui me lis, ne crois pas que les traces vont toutes et toujours dans ce sens, écoute le matin les bœufs qui mugissent dans le noir. Recherche inquiète des sources ou quête de la fondation d'origine." Michel Serres; Rome, le livre des fondations; pp. 23.

lundi 5 janvier 2015

Je suis sûr que la vie est là... et le sens peut-être ?

     Je parlais à une amie des choses intellectuelles que je découvre et mes raisonnements qui lient ma jadis naissance à ma future mort... Elle me disait oui, oui, oui sans aucune conviction.

     Ma première impression fut expéditive: encore une superficielle... Heureusement, j'ai, quand même, un soupçon de doute. Mon amie est loin d'être superficielle, je vous rassure, et moi, j'ai reformulé ma première impression en interrogation: "Pourquoi n'est-elle pas sensible à mes gestations du sens?"

     Je pense avoir trouver une première réponse : Elle a l'immense pouvoir de donner la Vie alors que je ne fais qu'imiter ce pouvoir en essayant de donner un Sens à cette ladite vie. J'ai pensé, en suite, que formuler les choses ainsi pouvait être réducteur pour la femme. Ceci est, évidemment, faux!

     Je vous pose la question en attendant que je reformule la réflexion.

Guy de Maupassant - Auprès d'un mort - Nouvelle

    Il s'en allait mourant, comme meurent les poitrinaires. Je le voyais chaque jour s'asseoir, vers deux heures, sous les fenêtres de l'hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc de la promenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur du soleil, contemplant d'un oeil morne la Méditerranée. Parfois il jetait un regard sur la haute montagne aux sommets vaporeux, qui enferment Menton ; puis il croisait, d'un mouvement très lent, ses longues jambes si maigres qu'elles semblaient deux os, autour desquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre, toujours le même.
    Alors il ne remuait plus, il lisait, il lisait de l'oeil et de la pensée ; tout son pauvre corps expirant semblait lire, toute son âme s'enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livre jusqu'à l'heure où l'air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alors il se levait et rentrait.
    C'était un grand Allemand à barbe blonde, qui déjeunait et dînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.
    Une vague curiosité m'attira vers lui. Je m'assis un jour à son côté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un volume des poésies de Musset.
    Et je me mis à parcourir Rolla.
    Mon voisin me dit tout à coup, en bon français :
    "Savez-vous l'allemand, Monsieur ?
    - Nullement, Monsieur.
    - Je le regrette. Puisque le hasard nous met côte à côte, je vous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose inestimable : ce livre que je tiens là.
    - Qu'est-ce donc ?
    - C'est un exemplaire de mon maître Schopenhauer, annoté de sa main. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont couvertes de son écriture."
    Je pris le livre avec respect et je contemplai ces formes incompréhensibles pour moi, mais qui révélaient l'immortelle pensée du plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre.

    Et les vers de Musset éclatèrent dans la mémoire :
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?

    Et je comparais involontairement le sarcasme enfantin, le sarcasme religieux de Voltaire à l'irrésistible ironie du philosophe allemand dont l'influence est désormais ineffaçable.
    Qu'on proteste ou qu'on se fâche, qu'on s'indigne ou qu'on s'exalte, Schopenhauer a marqué l'humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement.
    Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l'amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des coeurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd'hui même, ceux qui l'exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée.
    "Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ?" dis-je à l'Allemand.
    Il sourit tristement.
    - Jusqu'à sa mort, Monsieur.
    Et il me parla de lui, il me raconta l'impression presque surnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux qui l'approchaient.
    Il me dit l'entrevue du vieux démolisseur avec un politicien français, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et le trouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu de disciples, sec, ridé, riant d'un inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les croyances d'une seule parole, comme un chien d'un coup de dents déchire les tissus avec lesquels il joue.
    Il me répéta le mot de ce Français, s'en allant effaré, épouvanté, et s'écriant :
    "J'ai cru passer une heure avec le diable."
       Puis il ajouta :
    "Il avait, en effet, Monsieur, un effrayant sourire qui nous fit peur, même après sa mort. C'est une anecdote presque inconnue que je peux vous conter si elle vous intéresse."

    Et il commença, d'une voix fatiguée, que les quintes de toux interrompaient par moments :
    - Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu'au matin.
    Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.
    C'est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades. Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nous asseoir au pied du lit.
    La figure n'était point changée. Elle riait. Ce pli que nous connaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il nous semblait qu'il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ou plutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentions plus que jamais dans l'atmosphère de son génie, envahis, possédés par lui. Sa domination nous semblait même plus souveraine maintenant qu'il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance de cet incomparable esprit.
    Le corps de ces hommes-là disparaît, mais ils restent, eux ; et, dans la nuit qui suit l'arrêt de leur coeur, je vous assure, Monsieur, qu'ils sont effrayants.
    Et, tout bas, nous parlions de lui, nous rappelant des paroles, des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des lumières jetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vie inconnue.
    "Il me semble qu'il va parler", dit mon camarade. Et nous regardions, avec une inquiétude touchant à la peur, ce visage immobile et riant toujours.
    Peu à peu nous nous sentions mal à l'aise, oppressés, défaillants. Je balbutiai :
    "Je ne sais pas ce que j'ai, mais je t'assure que je suis malade."
    Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre sentait mauvais.
    Alors mon compagnon me proposa de passer dans la chambre voisine, en laissant la porte ouverte ; et j'acceptai.
    Je pris une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et je laissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à l'autre bout de l'autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le mort, en pleine lumière.
    Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit que son être immatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdait autour de nous. Et parfois aussi l'odeur infâme du corps décomposé nous arrivait, nous pénétrait, écœurante et vague.
    Tout à coup, un frisson nous passa dans les os : un bruit, un petit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards furent aussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, Monsieur, nous vîmes parfaitement, l'un et l'autre, quelque chose de blanc courir sur le lit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous un fauteuil.
    Nous fûmes debout avant d'avoir eu le temps de penser à rien, fous d'une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous sommes regardés. Nous étions horriblement pâles. Nos coeurs battaient à soulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.
    "Tu as vu ?...
    - Oui, j'ai vu.
    - Est-ce qu'il n'est pas mort ?
    - Mais puisqu'il entre en putréfaction ?
    - Qu'allons-nous faire ?"
    Mon compagnon prononça en hésitant :
    "Il faut aller voir."
    Je pris notre bougie, et j'entrai le premier, fouillant de l'oeil toute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne remuait plus ; et je m'approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur et d'épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d'une horrible façon, la bouche serrée, les joues creusées profondément. Je balbutiai :
    "Il n'est pas mort !"
    Mais l'odeur épouvantable me montait au nez, me suffoquait. Et je ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme devant une apparition.
    Alors mon compagnon, ayant pris l'autre bougie, se pencha. Puis il me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son regard, et j'aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc sur le sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier de Schopenhauer.
    Le travail de la décomposition, desserrant les mâchoires, l'avait fait jaillir de la bouche.
    "J'ai eu vraiment peur ce jour-là, Monsieur."
    Et, comme le soleil s'approchait de la mer étincelante, l'Allemand phtisique se leva, me salua, et regagna l'hôtel.

30 janvier 1883

Guy de Maupassant - La chevelure - Nouvelle

 
    Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu'on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d'un oeil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu'il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?
    Le médecin me dit: "Il a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile. Il a d'ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document." Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. "Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis."
    Voici ce que contenait ce cahier:

    Jusqu'à l'âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m'apparaissait très simple, très bonne et très facile. J'étais riche. J'avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C'est bon de vivre ! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l'espérance paisible du lendemain et de l'avenir sans souci.
    J'avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon coeur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d'amour après la possession. C'est bon de vivre ainsi. C'est meilleur d'aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l'amour est venu me trouver d'une incroyable manière.
    Etant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux coeurs qui les avaient aimées, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l'avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n'avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic-tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l'avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le coeur de la montre battant contre le coeur de la femme ? Quelle main l'avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l'avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l'heure attendue, l'heure chérie, l'heure divine ?
    Comme j'aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possédé par le désir des femmes d'autrefois; j'aime, de loin, toutes celles qui ont aimé ! L'histoire des tendresses passées m'emplit le coeur de regrets. Oh ! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances ! Tout cela ne devrait-il pas être éternel !
    Comme j'ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d'âge en âge. - Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.
    Le passé m'attire, le présent m'effraie parce que l'avenir c'est la mort. Je regrette tout ce qui s'est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l'heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.
    Adieu celles d'hier. Je vous aime.
    Mais je ne suis pas à plaindre. Je l'ai trouvée, moi, celle que j'attendais; et j'ai goûté par elle d'incroyables plaisirs.
    Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVII° siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
    Puis je passai.
    Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait.
    Quelle singulière chose que la tentation ! On regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose ; et on l'aime déjà, on le désire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d'abord, comme timide, mais qui s'accroît, devient violent, irrésistible. Et les marchands semblent deviner à la flamme du regard l'envie secrète et grandissante.
    J'achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.
    Oh ! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu'il vient d'acheter. On le caresse de l'oeil et de la main comme s'il était de chair; on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours, où qu'on aille, quoi qu'on fasse. Son souvenir aimé vous suit dans la rue, dans le monde, partout; et quand on rentre chez soi, avant même d'avoir ôté ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d'amant.
    Vraiment, pendant huit jours, j'adorai ce meuble. J'ouvrai à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.
    Or, un soir, je m'aperçus, en tâtant l'épaisseur d'un panneau, qu'il devait y avoir là une cachette. Mon coeur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.
    J'y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j'aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme !
    Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d'or.
    Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé ! Un parfum presque insensible, si vieux qu'il semblait l'âme d'une odeur, s'envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.
    Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'une comète.
    Une émotion étrange me saisit. Qu'était-ce que cela ? Quand ? comment ? pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ? Qui les avait coupés ? un amant, un jour d'adieu ? un mari, un jour de vengeance ? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir ?
    Etait-ce à l'heure d'entrer au cloître qu'on avait jeté là cette fortune d'amour, comme un gage laissé au monde des vivants ? Etait-ce à l'heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l'adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu'il pût conserver d'elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu'il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur ?
    N'était-ce point étrange que cette chevelure fût demeurée ainsi, alors qu'il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née ?
    Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d'une caresse singulière, d'une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j'allais pleurer.
    Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu'elle m'agitait, comme si quelque chose de l'âme fût resté caché dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m'en allai par les rues pour rêver.
    J'allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au coeur après un baiser d'amour. Il me semblait que j'avais vécu autrefois déjà, que j'avais dû connaître cette femme.
    Et les vers de Villon me montèrent aux lèvres, ainsi qu'y monte un sanglot:
Dictes-moy où, ne en quel pays
Est Flora, la belle Romaine,
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ?
Echo parlant quand bruyt on maine
Dessus rivière, ou sus estan ;
Qui beauté eut plus que humaine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?
..................................
La royne blanche comme un lys
Qui chantait à voix de sereine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys,
Harembouges qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Que Anglais bruslèrent à Rouen ?
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

    Quand je rentrai chez moi, j'éprouvai un irrésistible désir de revoir mon étrange trouvaille; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.
    Durant quelques jours, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l'armoire avec ce frémissement qu'on a en ouvrant la porte de la bien-aimée, car j'avais aux mains et au coeur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.
    Puis, quand j'avais fini de la caresser, quand j'avais refermé le meuble, je la sentais là toujours, comme si elle eût été un être vivant, caché, prisonnier; je la sentais et je la désirais encore ; j'avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m'énerver jusqu'au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux.
    Je vécus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m'obsédait, me hantait. J'étais heureux et torturé, comme dans une attente d'amour, comme après les aveux qui précèdent l'étreinte.
    Je m'enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l'enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour blond, à travers.
    Je l'aimais ! Oui, je l'aimais. Je ne pouvais plus me passer d'elle, ni rester une heure sans la revoir.
    Et j'attendais...j'attendais...quoi ? Je ne le savais pas ?
    - Elle.
    Une nuit je me réveillai brusquement avec la pensée que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.
    J'étais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir ; et comme je m'agitais dans une fièvre d'insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils ? Les baisers dont je la réchauffais me faisaient défaillir de bonheur ; et je l'emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu'on va posséder.
    Les morts reviennent ! Elle est venue. Oui, je l'ai vue, je l'ai tenue, je l'ai eue, telle qu'elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre; et j'ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.
    Oui, je l'ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle morte, l'Adorable, la Mystérieuse, l'Inconnue, toutes les nuits.
    Mon bonheur fut si grand, que je ne l'ai pu cacher. J'éprouvais près d'elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable, de posséder l'Insaisissable, l'Invisible, la Morte ! Nul amant ne goûta des jouissances plus ardentes, plus terribles !
    Je n'ai point su cacher mon bonheur. Je l'aimais si fort que je n'ai plus voulu la quitter. Je l'ai emportée avec moi toujours, partout. Je l'ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse...
    Mais on l'a vue ... on a deviné ... on me l'a prise ... Et on m'a jeté dans une prison, comme un malfaiteur. On l'a prise ... oh ! misère !...

    Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile.
    "Ecoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes."
    Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié:
    "Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement ?"
    Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or.
    Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse.
    Le médecin reprit en haussant les épaules :
    "L'esprit de l'homme est capable de tout."

dimanche 4 janvier 2015

Pascal Quignard - Introduction : Sur les objets et les détails

L'extrait, ci-dessous, est aussi tiré du livre "Pascal Quignard le solitaire", une rencontre avec Chantal Labeyre-Desmaison.

Rembrandt, la femme de Putiphar criant Joseph : Dermi mecum! (Couche avec moi!)
"
- Pourquoi parler des objets ? Pourquoi accorder de l'importance aux détails ?
- C'est vraiment compliqué et d'autant plus compliqué que la langue n'y aide guère. Il faudrait distinguer les "choses", qui ne proviennent pas de l'humanité ; les "êtres", qui sont les animaux dont ils dérivent et dont la source hante comme un souvenir ; les "objets qui sont de la main de l'homme" et qui trahissent un très ancien usage ou plutôt une très ancienne compagnie (puits, herse, arrosoir, chaussures, c'est à eux que font appel Chandos et Heidegger pour leurs extases) ; les "objets qui dérivent de l'industrie humaine" et qui ne sont ni uniques ni très solides ; les "petits objets" qui ont affaire à la frange du monde et qu'indique dans l'âme le désir des autres juste à l'instant de leur disparition (objets qu'on glisse de façon extraordinaire dans leur tombe) ; les "détails ou fruits de l'abandon" qui sont à la marge du groupe social mais qui ne sont jamais enregistrés dans les valeurs du groupe, lui paraissant trop bas ou trop constants pour être indiqués ou pour passer à la conscience ; les "étants ou entia"qu'il faut opposer aux possibles, aux désirés, aux chimères, aux rêvés, etc. Bref la réalité conçue comme un ensemble est incertaine.

- Il y a dans votre oeuvre une logique sans faille et - pardonnez-moi d'anticiper ainsi - je serais tentée de répondre que c'est parce qu'ils sont la preuve de la faillite intrinsèque du langage. Devant la prodigieuse mégalomanie du langage...
- Oui...
- De ceux qui l'utilisent...
- Oui...
- Par une inaltérable croyance dans la possibilité de tout dire...
- Oui...
- Le détail, qui se niche souvent dans l'objet de peu, vient signifier qu'il y a un reste, un impossible à dire et que c'est cet impossible qui donne tout son poids à ce qui est dit.
- Oui. Je crois que je comprends ce que vous dites.
- Je crois que ce qui n'est pas dit mais transparaît dans l'objet élu, chez vous ou chez Ponge par exemple, est le fond même de l'écriture, une profondeur obscure de sentiments inavoués, parce que inavouables ou informulables. C'est pourquoi la littérature moderne est si riche de cet aspect. Qu'on le veuille ou non, une certaine conception triomphaliste du langage et de la communication - même dans un monde qu'Internet fait rêver, et peut-être surtout dans ce monde-là - n'est plus historiquement possible. Le détail vient en dire le deuil, il est tout ce qui reste à dire, il en est l'indice.
- Rien à ajouter à ce que vous dites si bien. Et je suis heureux que vous nommiez Ponge. J'admirais beaucoup Ponge.
J'ajouterai peut être aussi, à cette nécessité du détail, ou plutôt à cette nécessité de détailler le perdu, deux autres phénomènes qui sont moins endeuillants et plus agressifs. La submersion des objets de l'industrie, objets devenus universels, même plus provinciaux, même plus nationaux, et l'intervention totalitaire, pour dire la valeur, de la représentation-monnaie par opposition à l'ancienne représentation-langage. Cela contribue beaucoup à ce besoin de relever tout ce qui est jeté hors de l'équivalence ou de la cote ou de l'échange standard.
La valeur est à ramasser dans ce qui est jeté.
Elle devient l'inconsommable.
Elle devient la part maudite.
Et cela, vous l'exprimez merveilleusement en employant le mot "inavouable".
Oui, grâce à vous, je crois que je ne dirai plus "secret".
Ni "authentique". Ni "préverbal". Ni "inexprimable".
Ni "silencieux". Ni mustikos. "Inavouable" est le mot.
Ce n'est pas la lumière du projecteur qui fait briller les yeux dans l'ombre. "Dormi mecum ! " Couche avec moi ! crie la famme Putiphar à Joseph l'Intendant en tirant sur son manteau pour l'en dépouiller.
Ses yeux brillent."