lundi 3 août 2015

Pasolini - Je suis une force du Passé


Je suis une force du Passé
Tout mon amour va à la tradition
Je viens des ruines, des églises,
des retables d’autel, des villages
oubliés des Apennins et des Préalpes
où mes frères ont vécu.
J’erre sur la Tuscolana comme un fou,
sur l’Appia comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,
comme les premiers actes de la Posthistoire,
auxquels j’assiste par privilège d’état civil,
du bord extrême de quelque époque
ensevelie. Il est monstrueux celui
qui est né des entrailles d’une femme morte.
Et moi je rôde, fœtus adulte,
plus moderne que n’importe quel moderne
pour chercher des frères qui ne sont plus.

Extrait de Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.

samedi 1 août 2015

Pasolini - L'Inédit de New York - Extrait

     Extrait d'un entretien entre Pier Paolo Pasolini et Giuseppe Cardillo (tiré de L'Inédit de New York, pp. 66 à 69.) :



     GC : Le problème est qu'il y a d'une part cette prise de position laïque, marxiste et, de l'autre, une affirmation constante du sens du sacré par le choix de vos mots, donc, de vos déclarations, de vos actes, donc de votre oeuvre. C'est cela que je ne comprends pas...

     PPP :  Je vais vous expliquer. Laissez-moi un peu de temps et vous allez comprendre. Je vous disais que, pour un homme venu d'un monde classique, pré-industriel, tout pouvait être hiérophanie, et parfois même théophanie : Dieu en personne lui apparaissait.

     Aujourd'hui, le monde paysan sacral n'existe plus. Je suis né dans ce monde, mais au fur et à mesure des années, de ma formation, de ma vie, je suis passé dans un autre monde, un monde industriel, dominé par la raison, laïque, etc. En moi, cependant, et c'est là la contradiction, la réalité est toujours une hiérophanie. Cette tradition, je peux l'expliquer, si vous voulez, en terme de manuel de philosophie, en vous disant que ma religion est une forme d'immanentisme ; la réalité est hiérophanie ; mais puisque je ne crois pas en Dieu transcendant - et que d'autre part la réalité est hiérophanie - ça signifie que la réalité même est Dieu. Autrement dit la réalité est une théophanie. Autrement dit, il s'agit bien d'une forme d'immanence ; énoncées aussi simplement, toutes les contradictions se résolvent.
     Souvenez-vous de ce que je vous disais sur le cinéma ; je vous disais qu'en faisant des études de sémiologie sur le cinéma, je suis arrivé plus ou moins à découvrir, sur les traces de Morris qui enseigne la sémiologie à Chicago, et tout en lisant les grands linguistes - Jakobson, bien sûr, et comment ne pas penser à de Saussure, et tant d'autres -, en bien en faisant ces études, j'ai analysé ce que pouvait être la langue du cinéma. Je suis parvenu à la voir comme un système de signes iconiques qui exprime la réalité à travers la réalité même. Par exemple, si je dois dire de façon littéraire ce qu'est un arbre, j'ai un code linguistique écrit et parlé, où le mot "arbre" - signe conventionnel arbitraire, comme le dit Saussure - est le symbole de cet arbre ; c'est le signifiant du signifié. Mais si je veux donner à voir cet arbre au cinéma, je reproduirai l'arbre  même ; plutôt que d'exprimer l'arbre par le signe, je le montre en montrant l'arbre - ce que  Morris appelle l'arbre in-signo (littéralement en-signe). L'arbre devient alors le signe iconique de lui-même, que j'appelle "in-signo" (en-seigne).

     GC : Si j'osais vous faire une objection, je vous dirais que l'image visible de l'arbre est déjà l'aboutissement de tout un processus de synthèse, c'est déjà une représentation particulière et non de l'arbre en soi...

     PPP : C'est vrai dans un film, un film d'auteur.

     GC : Mais c'est vrai aussi quand nous le regardons simplement...

     PPP : J'y arrive. Quand je dis que je représente l'arbre par l'arbre, dans le cinéma, c'est que j'ai une série "d'en-seignes" qui correspondent aux objets de la réalité. Voilà où je voulais en venir ; si je devais faire une sémiologie du cinéma, je ferais sans doute une sémiologie semblable à celle que je ferais de la réalité. Chacun de nous possède inconsciemment un code la réalité ; peut-être ce code n'est-il pas écrit ; mais ce code écrit à travers chacun de ceux qui reconnaissent la réalité serait, pour un professeur de sémiologie, une sémiologie générale de la réalité. Et si nous pouvons entreprendre une sémiologie de la réalité, ça veut dire que la réalité est elle-même un langage. Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l'ai dit, la réalité est hiérophanie - elle l'est de façon sentimentale et intuitive - et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n'est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement-dit un langage sacré.