lundi 11 janvier 2016

Les fleuves profonds - José Maria Arguedas - Extrait: Antéro le collégien


Antéro resta muet.
Quand Salvinia ferma la grille et me dit au revoir d'un geste, Antéro recouvra l'usage de la parole, il dit très bas :
     - Adieu, ma reine, adieu !
     Peut-être l'entendit-elle, mais elle ne laissa rien paraître. Elle s'éloigna d'un pas gracieux.
     - Elle est jolie, très jolie, lui dis-je.
     - Tu sais pourquoi ? me dit-il. Quand ils sont immobiles ses yeux ont l'air de bouder un peu ; ils ne regardent pas de la même façon. Dans cette différence il y a une hésitation du cœur, sa beauté reste pensive. Autre chose ! Quand les yeux de ma reine s'immobilisent on voit mieux leur couleur. Quelle est-elle ? Tu pourrais le dire, toi ?
     - Non, Antéro, je sais qu'ils ont la couleur du zumbayllu (une toupie indienne), du chant du zumbayllu.
     - C'est vrai, c'est vrai ! Mais c'est à autre chose que je pense. C'est plus exact ! Un jour je t'emmènerai à l'hacienda de mon père. Elle est loin, sur le Pachachaca, là où commence la forêt. Personne n'est allé plus loin. Je te montrerai un bassin, là-bas, entre les falaises jaunes. Le ravin se reflète dans l'eau. C'est cette couleur-là, mon vieux ! Le jaune du précipice dans le vert de l'eau calme du Pachachaca. Si un jour j'amène Salvinia à l'hacienda, les Indiens diront que ses yeux sont faits de cette eau. C'est sûr, mon vieux. Ils croiront que je l'amène sur l'ordre de la rivière. Et c'est peut-être vrai !
     - Et le zumbayllu ?
     - Oui, elle est aussi comme le zumbaylu. Mais regarde ça, mon vieux !
     Il me montra un petit poignard qu'il avait tiré d'une gaine passé à sa ceinture. Le cuir était clouté d'argent et le manche du poignard était doré.
     - Je voudrais que quelqu'un veuille me la prendre ! Que quelqu'un se mette entre elle et moi ! J'ai envie de me battre ! s'écria Antéro. Je voudrais qu'elle me voie, du haut de son balcon, écraser un rival ou quelqu'un qui l'aurait offensée. A cheval, ce serait mieux. Je ferais caracoler ma monture et d'un coup de poitrail elle renverserait l'autre. J'ai galopé sur des chemins bordant des précipices. Ma mère en pleurait. Elle aussi en pleurera, et je serai heureux. Tu l'as entendu dire que j'étais courageux ? Pour une bêtise. Parce que j'ai fait peur à des métis qui regardaient sa maison en leur montrant mon poignard. Les Indiens et les métis sont tous soûls et ils parcourent les rues par bande, les gardes se cachent. Elle ne veut pas mais je reviendrai avec mon poignard monter la garde autour de sa maison. Si par curiosité elle regarde par la fenêtre elle me verra...
     Comme nous passions sous un lampadaire, je distinguai son visage. On voyait presque l'os de son nez et ses yeux brûlaient d'impatience.
     - Ce n'est rien. Ça ne prouve rien de montrer la garde contre des Indiens soûls. Je voudrais d'autres dangers! Je voudrais qu'elle soit allée se promener sur une île du fleuve, qu'une crue survienne et entoure l'île. Je nagerais dans les tourbillons, seul ou avec mon cheval. J'irai la sauver, mon vieux! Je la porterais, je la ramènerai chez elle. Je connais bien les fleuves en colère, ces traîtres! Je sais comment ils avancent et s'enflent, et qu'elle force ils ont! Quand il pleuvait, je me laissais emporter. Il ne faut pas essayer de couper le courant ; on lui échappe à la longue ; le courant tremble, tu laisses faire, et soudain tu lui échappe d'un léger mouvement du corps : c'est la force de l'eau qui te rejette. Ça c'est une preuve qu'on peut donner à sa bien-aimée! Et si tu la sauves? Si tu atteins l'île au milieu des orages, sur ton cheval, et que tu la sauves? Grand Pachachaca, rivière maudite, c'est ça que je voudrais! Mon cheval connaît encore mieux que moi les ruses de ses eaux. Parce qu'il est profond, il coule entre des parois abruptes où s'étirent comme des serpents les cactus épineux, tout laids et couverts de parasites, les Indiens le craignent. Mon cheval le nargue. Je l'ai dressé et il m'a dressé. Des fois nous traversons le fleuve près d'une falaise, pour le seul plaisir d'aller toucher le roc d'en face. Les Indiens disent que ma force est dans  mes taches, que je suis ensorcelé. C'est drôle, non? Je crois que même ma mère se demande si ce n'est pas vrai. Elle me regarde parfois, toute songeuse, et examine mes taches... Mon père, lui, il ne fait qu'en rire. Il est content et il me donne des chevaux...
     Antéro valait plus que moi puisqu'il avait exploré la rivière, une terrible rivière. Pachachaca! "Pont sur le monde." La voix d'Antéro était semblable à celle du Pachachaca en colère. Quand il aurait dépassé la timidité des premiers jours, il aurait le langage qu'il fallait pour parler à Salvinia. "Ou il l'effraiera, ou il la conquerra", pensai-je.

PP. 152 à 155.