samedi 21 novembre 2015

L'obscène oiseau de la nuit - José Donoso - Extrait II

Mon père n'avait pas souvenir que de son propre père, le mécanicien de locomotive ; plus loin régnait exclusivement l'obscurité des gens de notre espèce, sans histoire propre à la famille, qui appartiennent à la masse où les identités et les faits s'estompent pour engendrer des légendes et des traditions populaires. Il n'avait pas mémoire de notre histoire, ce n'était qu'un Peñaloza, maître d'école de gosses têtus qui lui tapaient sur les nerfs. J'entends encore la voix de mon père sous notre fétide lampe de paraffine. Le soir, après avoir mangé n'importe quel fricot qui devait d'avantage à l'imagination de ma mère qu'aux matières grasses, mon père traçait des plans pour moi, pour que j'arrive d'une façon ou d'une autre à appartenir à quelque chose de différent du vide de notre triste famille sans histoire ni traditions, ni rites ni souvenirs, et la nuit nostalgique s'allongeait dans l'attente de sa voix insistante qui tombait du plafond dans une petite bassine le contredisait avec obstination. Mon père m'expliquait tout. Il exigeait sans exiger, avec la véhémence   de sa main tendre mais pudique qui voulait toucher la mienne sans oser le faire sur le tapis de table  brodé par ma sœur, lequel réussissait à dissimuler que la table était ordinaire mais non qu'elle boitait. Oui, papa, oui, c'est possible, pourquoi pas, je vous le promets, je vous le jure qu'au lieu de ce triste visage sans traits des Peñaloza, je vais acquérir un masque magnétique, un visage grand, lumineux, souriant, pleins de caractère, que personne ne manquera d'admirer. Et comme compatissant avec mon entreprise inutile, ma mère levait les yeux une seconde pour me regarder, et puis elle se concentrait à nouveau sur le jupon de quelque richard du quartier, qu'elle était en train de repriser. Quelqu'un, être quelqu'un. Dès le premier instant, ma mère sut que je ne serais jamais quelqu'un. C'est peut-être pour cela, malgré les sacrifices qu'elle faisait pour étayer nos rêves auxquels elle ne croyait pas, que je l'ai si complètement oubliée. Je ne me suis jamais senti lié à elle, elle restait à la périphérie, elle s'occupait de nous, mais elle ne s'immergea jamais dans ce qui nous entraînait, mon père, ma sœur et moi. Être quelqu'un. Oui, Humberto, me disait mon père, être un monsieur. Il avait, lui, la déchirante certitude de n'être pas un. De n'être personne. De ne pas avoir de visage. De ne même pas pouvoir se fabriquer un masque pour cacher son avidité de ce visage qu'il n'avait pas, car il était né sans visage et sans droit au nom de monsieur, seule façon d'avoir un visage. Il avait que la diction ridiculement appliquée d'un petit maître d'école et l'angoisse de payer ses dettes à temps, choses qui, je le sus depuis, ne sont pas des attributs essentiels des monsieurs.

PP. 89 et 90.