Ce texte est la transcription d'une causerie donnée par Juan Rulfo à l'Université Nationale Autonome de Mexico en 1980. L'auteur a choisi de lui conserver son style parlé.
Malheureusement, je n'ai jamais eu personne pour me raconter des histoires; dans notre village, les gens sont d'un naturel renfermé, oui, on y est soi-même un étranger. Ils sont là, à bavarder; ils s'installent dans leurs fauteuils de bois et de cuir l'après-midi, pour se raconter des histoires et ce genre de choses ; mais dès qu'on s'approche, ils se taisent ou bien ils se mettent à parler du temps qu'il fait : " Aujourd'hui on dirait qu'il va pleuvoir, on dirait que v'la les nuages qui s'amènent... ". Enfin, je n'ai pas eu cette chance : écouter mes aînés raconter des histoires : c'est pour ça que j'ai été obligé d'en inventer et je crois que, précisément, un des principes de la création littéraire, c'est l'invention, l'imagination. Nous sommes des menteurs : tout écrivain créatif est un menteur, la littérature est mensonge : mais une recréation de réalité résulte de ce mensonge : recréer la réalité est donc un des principes fondamentaux de la création.
Je pense qu'il y a trois pas : le premier consiste à créer le personnage, le deuxième à créer l'atmosphère où va évoluer ce personnage et le troisième la façon de parler de ce personnage, la façon qu'il aura de s'exprimer. Ces trois points d'appui sont tout ce dont on a besoin pour raconter une histoire ; ceci dit, j'ai peur de la page blanche et surtout du crayon, car j'écris à la main, mais je voudrais dire, plus ou moins, d'une manière très personnelle, quels sont mes procédés. Quand je commence à écrire, je ne crois pas à l'inspiration ; la question de l'écriture est une question de travail ; de se mettre à écrire au petit bonheur et noircir des pages et des pages, de sorte que jaillisse soudainement un mot qui nous donne la clef de ce qu'il faut faire, de ce que cela va être. Quelquefois, il arrive que j'écrive cinq, six ou dix pages et n'apparaît pas le personnage que je souhaitais voir apparaître, ce personnage vivant qui doit évoluer de lui-même. Soudain il apparaît, il surgit on suit sa trace, on suit ses pas. Dans la mesure où il devient vivant, on peut alors voir où il se dirige ; à sa suite il vous conduit, par des chemins qu'on ne connaît pas soi-même, mais qui, puisqu'il est vivant, vous mènent jusqu'à une réalité, ou une irréalité, si l'on veut : en même temps, on parvient à créer ce qui peut être dit, ce qui à la fin, semble avoir eu lieu, ou aurait pu avoir lieu, ou pourrait avoir lieu, mais n'a jamais eu lieu. Alors, je crois, moi, dans cette question de la création, il est fondamental de se représenter ce que l'on sait, quels sont les mensonges que l'on va raconter ; comprendre que si l'on rentre dans le domaine de la vérité, dans la réalité des choses que l'on connaît, dans ce que l'on a soi-même vu ou entendu, on est en train de faire de l'histoire, du reportage.
Le roman dit-on est un genre qui embrasse tout, c'est un sac qui peut tout contenir, contenir des nouvelles, du théâtre ou de l'action, des essais philosophiques ou non philosophiques, une série de thèmes avec lesquels on va remplir ce sac ; par contre, dans le cas de la nouvelle on doit restreindre, se résumer, et en quelques mots à peine, dire ou raconter une histoire. Il est extrêmement difficile qu'en trois, quatre ou dix pages l'on parvienne à raconter une histoire que d'autres racontent en deux cents pages ; voilà plus ou moins l'idée que je me fais de la création, du principe de la création, du principe de la création littéraire ; c'est clair que mon exposé n'est pas un exposé brillant, que je suis en train de vous parler de façon très élémentaire, parce que, en réalité je suis, moi très élémentaire, parce que, en réalité j'ai moi très peur des intellectuels, quand je vois un intellectuel, je l'esquive, et je considère que l'écrivain doit être le moins intellectuel de tous les penseurs, parce que ses idées et ses réflexions sont des choses extrêmement personnelles, dont on ne voit pas pourquoi elles devraient avoir une influence quelconque sur les autres ; il ne doit pas essayer d'influencer autrui ne faire ce qu'il veut que les autres fassent ; quand on parvient à cette conclusion, quand on arrive à ce lieu, ou bien appelons-le fin, alors on sent que l'on a réussi quelque chose.
A moi, mes concitoyens ont souvent reproché de raconter des mensonges, de ne pas faire de l'histoire, le fait que tout ce que je raconte ou écris, disent-ils, n'a jamais eu lieu et c'est vrai. Ce qui est primordial pour moi c'est l'imagination : à l'intérieur de ces trois points d'appui dont on parlait sous peu, l'imagination circule ; l'imagination est infinie, elle n'a pas de limite, et il faut briser là où se referme le cercle ; il y a une issue, il est possible qu'il y ait une issue de secours, et par cette issue il faut échapper, Il faut s'en aller. Ainsi autre chose apparaît que l'on appelle l'intuition : l'intuition vous conduit à penser quelque chose qui n'a pas eu lieu mais qui est en train d'avoir lieu dans l'écriture. Concrètement, on travaille avec : l'imagination, l'intuition et l'apparence d'une vérité. Quand ceci est atteint, alors on réussit l'histoire que l'on veut faire connaître : le travail est solitaire, le travail collectif en littérature est inconcevable, et cette solitude vous conduit à vous transformer en une espèce de médium de choses que l'on ne connaît pas soi-même, mais que, sans savoir de quoi il s'agit, seul l'inconscient, ou l'intuition vous conduit à créer et créer encore.
Je crois que c'est cela, en principe, la base de tout récit, de toute histoire que l'on souhaite raconter. Maintenant, il y a un élément de plus, quelque chose encore d'extrêmement important et c'est le désir de raconter quelque chose ayant trait à certains thèmes ; nous savons parfaitement qu'il n'y a que trois thèmes essentiels ; l'amour, la vie et la mort. Il n'y en n'a pas d'autres, il n'y a pas d'autres sujets, et c'est pour ça que, afin de saisir leur déroulement naturel, il faut savoir de quelle façon les traiter, quelle forme il faut leur donner ; éviter de répéter ce que d'autres ont déjà dit. Alors, le traitement que l'on fait subir à une nouvelle nous conduit, même si ce thème a déjà servi un nombre infini de fois, à dire les choses autrement ; nous racontons ce qu'on raconte depuis Virgile jusqu'à je ne sais qui encore, les Chinois ou qui que ce soit. Mais il faut chercher le fondement, la façon de traiter le sujet, et je crois que la création littéraire, la forme - on l'appelle la forme littéraire - est ce qui régit, ce qui fait qu'un récit ait de l'intérêt et mérite l'attention des autres. Une fois qu'un livre ou une nouvelle a été publié, ce livre est mort : l'auteur n'y pense plus. Avant, par contre, s'il n'est pas encore tout à fait terminé, cela lui tourne sans cesse dans ta tête ; le sujet continue de vous hanter jusqu'au moment où l'on comprend qu'il n'est pas encore achevé ; que quelque chose est resté dedans ; il faut alors recommencer l'histoire, il faut trouver la faille, repérer le personnage qui ne s'est pas mis en mouvement de lui-même. Dans mon cas, j'ai la caractéristique de m'éliminer moi-même du récit, je ne raconte jamais une histoire qui comporte des expériences personnelles ou des éléments autobiographiques, ou quoi que ce soit vu en entendu par moi, je dois toujours l'imaginer ou le recréer ou, à la limite, j'y trouve un simple point d'appui. C'est là le mystère, ta création littéraire est mystérieure, mais le mystère provient de l'intuition ; l'intuition elle-même est mystérieure, et l'on parvient à la conclusion que si le personnage ne fonctionne pas et que l'auteur doit l'aider à survivre alors il y a immédiatement échec. Je suis en train de parler de choses élémentaires, vous devez m'en excuser, mais c'est cela mon expérience ; je n'ai jamais raconté quoique ce soit qui ait eu lieu réellement ; je me fonde sur l'intuition et en son sein surgit ce qui ne provient pas de l'auteur. Le problème comme je viens de le dire consiste à trouver le sujet, le personnage et ce que ce personnage va faire, la façon dont il va devenir vivant. A l'instant même où l'auteur fait violence au personnage, il se met dans une impasse. Une des choses les plus difficiles que j'ai dû accomplir, c'est très précisément l'élimination de l'auteur, de moi-même. Je laisse ces personnages fonctionner par eux-mêmes et sans mon intervention parce qu'alors je m'enfonce dans les divagations propres à l'essai, dans des élucubrations ; on arrive à y insérer ses propres idées, on se prend pour un philosophe, enfin, et l'on tente d'amener les autres à croire en l'idéologie qui est la vôtre, en votre façon personnelle de concevoir la vie ou le monde, les êtres humains, le principe moteur des actions humaines. Quand cela a lieu, on devient essayiste. Nous connaissons de nombreux romans-essais, un grand nombre d'œuvres littéraires qui sont des romans-essais ; mais en général, le genre qui s'y prête le moins c'est la nouvelle. Pour moi la nouvelle est un genre qui est, en réalité, plus important que le roman, parce qu'il faut se concentrer en quelques pages pour dire beaucoup de choses, il faut résumer, il faut se retenir ; en cela l'auteur de nouvelles ressemble au poète, au bon poète. Le poète doit tout le temps tirer les rênes du cheval, et éviter de s'emballer ; s'il s'emballe et écrit pour écrire, les mots sortent de sa bouche l'un après l'autre et alors il échoue. L'essentiel est précisément de se contenir, de ne pas s'emballer, de ne pas se vider : la nouvelle possède cette particularité ; moi, précisément je préfère la nouvelle, avant tout, au roman, car le roman se prête énormément à ces divagations.
Comme vous savez bien vous tous, il n'y a pas d'écrivain qui écrive tout ce qu'il pense, il est extrêmement difficile de transposer la pensée dans l'écriture, je crois que personne ne le fait, que personne ne l'a fait, mais qu'une multitude de choses se perdent dès qu'on les développe. Cela est douloureux mais c'est ainsi. On ne peut pas refléter toute la pensée en un récit, beaucoup de choses restent que l'on voudrait avoir dit et jamais l'on ne parvient à les développer ; c'est cela plus ou moins, d'après moi le cycle de la création, tout au moins tel que moi je l'ai pratiqué. Maintenant il faut dire que c'est le lecteur, non pas l'auteur qui fournit le résultat ; l'auteur ne sait pas si ça a marché, il sait que cela n'a pas été parfaitement dit, qu'il n'a pas dit ce qu'il voulait dire, qu'il a laissé un tas de choses à l'extérieur ; mais au moins quelque chose de ce qu'il a voulu exprimer y demeure, et c'est au lecteur d'en juger.
Traduction de Enrique Hett.