lundi 15 octobre 2012

Le « discours » des cheveux - Pier Paolo Pasolini

      7 janvier 1973
      Le « discours » des cheveux


      La première fois que j’ai vu des chevelus, c’était à Prague : dans le hall d’un hôtel où j’étais descendu, sont entrés deux jeunes étrangers portant les cheveux jusqu’aux épaules. Ils ont traversé le hall, gagné un coin un peu à l’écart et se sont assis à une table. Ils sont restés assis un petite demi-heure, observés par les clients, dont j’étais; puis ils sont partis. Que ce soit alors qu’ils fendaient la foule attroupée dans le hall ou lorsqu’ils étaient assis dans leur coin à l’écart, il n’ont pas dit un mot (peut-être – encore que je ne m’en souvienne pas – se sont-ils chuchoté quelque chose : mais, je pense, quelque chose de rigoureusement pratique, d’inexpressif). 
      En effet, dans cette circonstance particulière – qui était entièrement publique, ou sociale et, dirais-je même, officielle – ils n’avaient pas besoin de parler; leur silence était rigoureusement fonctionnel. Et il l’était simplement, parce que parler était superflu. Ces deux jeunes gens se servaient, pour communiquer avec les personnes présentes, les observateurs – leurs frères de ce moment là – d’un autre langage que celui formé pas les mots. 
      Ce qui prenait la place du langage verbal traditionnel et le rendait superflu – en trouvant d’ailleurs immédiatement place dans l’ample domaine des «signes» dans le cercle de la sémiologie – c’était le langage de leurs cheveux

      Un seul élément – précisément la longueur de leurs cheveux tombant sur les épaules – contenait en lui tous les signes possibles d’un langage articulé. Mais quel était donc le sens de leur message silencieux et purement physique ? 
      Le voici : «Nous sommes deux chevelus. Nous appartenons à une nouvelle catégories humaine qui fait en ce moment son apparition dans le monde, qui a son centre en Amérique, et qui , en province (comme par exemple – et même surtout – ici à Prague), est inconnue. Nous constituons donc pour vous une apparition. Nous exerçons notre apostolat, déjà pleins d’un savoir qui nous comble et nous dépouille totalement. Nous n’avons rien à ajouter oralement et rationnellement à ce que nos cheveux disent physiquement et ontologiquement. Le savoir dont nous sommes remplis sera un jour également vôtre, et notre apostolat y aura sa part. Pour l’heure, c’est une nouveauté, une grande nouveauté qui, avec le scandale qu’elle suscite créé dans le monde une attente. Elle ne sera pas trahie. Les bourgeois ont raison de nous regarder avec haine et terreur, car ce en quoi consiste la longueur de nos cheveux les conteste radicalement. Mais qu’ils ne nous prennent pas pour des gens mal élevés ou sauvages : nous sommes bien conscients de nos responsabilités. Nous ne vous regardons pas, nous demeurons réservés. Faites de même vous aussi, et attendez les évènements.» 
      Je fus le destinataire de cette communication; je sus tout de suite la déchiffrer : ce langage privé de lexique, de grammaire et de syntaxe, on pouvait l’apprendre immédiatement, et puis, sémiologiquement parlant, ce n’était qu’une forme de ce «langage de la présence physique» que les hommes savent employer depuis toujours. 
      Je compris et j’éprouvais une immédiate antipathie pour ces deux jeunes gens. 
      J’ai, par la suite, dû ravaler mon antipathie et défendre les gens à cheveux longs contre les attaques de la police et des fascistes : j’étais naturellement, par principe, du coté du Living theatre, des Beats, etc., et le principe qui me faisait me tenir à leurs cotés était un principe rigoureusement démocratique.
      Les chevelus devinrent assez nombreux – comme les premiers chrétiens : mais ils continuent à être mystérieusement silencieux; leurs cheveux longs étaient leur seul vrai langage et il leur importait peu d’ajouter quoi que ce soit d’autre. Leur parler coïncidait avec leur être. L’indicible était l’ars rhetorica de leur protestation. 

      Mais ces gens à cheveux longs des années 1966-1967, que disaient-ils donc dans le langage inarticulé que constituait le signe monolithique de leurs cheveux ? 
      Ils disaient ceci : «La société de consommation nous dégoûte. Nous nous insurgeons radicalement. De par notre refus, nous créons un anticorps de cette société. Tout semblait aller pour le mieux, hein ? Notre génération devait être une génération de gens intégrés ? Eh bien, voilà ce qu’il en est en réalité ! Nous opposons notre folie à un destin d’ «executives». Nous créons de nouvelles valeurs religieuses dans l’entropie bourgeoise, et cela au moment même où elle allait devenir totalement laïque et hédoniste. Cela, nous le faisons avec une vigueur et une violence révolutionnaire (violence de non-violent !), parce que notre critique de la société est totale et intransigeante.» 
      Je ne pense pas que, si on les avait interrogés selon le système traditionnel du langage verbal, ils auraient été capables d’exprimer d’une manière aussi cohérente la sémantique de leurs cheveux : il n’en demeure pas moins que c’est cela qu’en substance ils exprimaient. Pour ma part, bien que j’aie dès lors soupçonné que leur «système de signes» était le produit d’une sous-culture de pouvoir, et que leur révolution non marxiste était suspecte, j’ai continué durant quelque temps à être de leur coté, en les incorporant aux éléments anarchiques de mon idéologie.
      Le langage de ces cheveux exprimait, même indiciblement, des «choses» de gauche. Peut être même de nouvelle gauche, cette tendance née dans l’univers bourgeois (dans une dialectique créée peut-être artificiellement par l’esprit qui règle, en dehors de la conscience des pouvoirs particuliers et historiques, le destin de la bourgeoisie).
      Et vint 1968. Les chevelus furent absorbés par le mouvement étudiant; ils s’agitèrent sur les barricades avec des drapeaux rouges. Leur langage exprima de plus en plus de «choses» de gauche (Che Guevara avait les cheveux longs, etc.).
      En 1969 – avec le massacre de Milan, la mafia, les émissaires des colonels grecs, la complicité des ministres, le complot noir, les provocateurs – les gens à cheveux longs avaient énormément grandi en nombre : quoiqu’ils ne fussent pas encore numériquement majoritaires, ils l’étaient pourtant à cause du poids idéologique qu’ils avaient pris. Maintenant, ils n’étaient plus silencieux : ils ne déléguaient plus au système par signes de leurs cheveux leur entière capacité de communication et d’expression. Au contraire, la présence physique des cheveux prenait, d’une certaine façon, une autre valeur. L’usage traditionnel du langage verbal était de nouveau entré en fonction. Je ne dis pas «verbal» par pur hasard. Au contraire, je le souligne. On a beaucoup parlé de 68 à 70 ! A tel point que l’on pourra s’en passer pendant quelques temps.; on a donné libre cours au verbalisme; et le verbalisme est devenu le nouvel ars rhetorica de la révolution (gauchisme, maladie verbal du marxisme !).
      Bien que les cheveux longs – réabsorbés dans la furie verbale – ne parlassent plus d’une façon autonome à des destinataires déconcertés, je trouvais malgré tout la force d’aiguiser mes capacités de décodage et dans le fracas, je cherchai à me mettre à l’écoute du discours silencieux et évidemment ininterrompu de ces cheveux toujours plus longs.
      Que disaient-ils, eux, à ce moment là ? Ils disaient : «Oui, c’est vrai… nous disons des choses de gauche; notre signification – même si elle ne fait qu’épauler celle des messages verbaux – est une signification de gauche… Mais… Mais…»
      Le discours des cheveux s’arrêtait là : il me fallait le compléter tout seul. Par ces «mais… mais…», ils voulaient évidemment dire deux choses : «1) Notre inéffabilité est de jour en jour plus irrationnelle et pragmatique : la prééminence que nous accordons silencieusement à l’action a un caractère sous-culturel, et donc, au fond, de droite. 2) Nous avons aussi été adoptés par les provocateurs fascistes qui se mêlent aux révolutionnaires verbaux (pourtant le verbalisme peut aussi pousser à l’action, surtout quand il en fait un mythe) : nous sommes un masque parfait, non seulement d’un point de vue physique – notre façon désordonnée de flotter fait se ressembler tous les visages – mais aussi d’un point de vue culturel : en effet, on peut très facilement confondre une sous-culture de droite avec une sous-culture de gauche.» 

      Je compris en somme que le langage des cheveux n’exprimait plus des «choses» de gauche, mais bien quelque chose d’équivoque, de droite-gauche, qui rendait impossible la présence des provocateurs. 
      Il y a une dizaine d’années, je pensais qu’un provocateur était pratiquement inconcevable (à moins qu’il n’ait été un très bon acteur) parmi nous, de la génération précédente : oui sa sous-culture se serait distinguée, même physiquement, de notre culture. Nous l’aurions tout de suite démasqué et traité comme il le méritait. Cela n’est plus possible aujourd’hui; personne au monde ne pourrait distinguer à son aspect physique un révolutionnaire d’un provocateur. La droite et la gauche ont physiquement fusionné. 
      Et nous sommes arrivés à 1972.
      Au mois de septembre, j’étais à Isfahan, au cœur de la Perse : pays sous-développé, comme on dit horriblement, mais, comme on dit tout aussi horriblement, en plein essor. 
      Sur l’Isfahan d’il y a dix ans – l’une des plus belles villes du monde, sinon la plus belle – est née une Isfahan nouvelle, moderne et très laide. Dans ses rues, vers le soir, on peut voir, travaillant ou se promenant, les mêmes jeunes filles qu’il y a dix ans en Italie : des enfants dignes et humbles, avec de belles nuques et de beaux visages limpides sous d’innocents et fiers toupets. Et voilà qu’un soir où je marchais dans la rue principale de la ville, je vis, parmi tous ces gosses de jadis, très beaux et pleins de l’antique dignité humaine, deux êtres monstrueux : ce n’était pas vraiment des chevelus, mais leurs cheveux étaient coupés à l’européenne, longs derrière, courts sur le front, rendus filasses par le peigne et plaqués artificiellement autour du visage par deux mèches hideuses au-dessus des oreilles.
      Que disaient donc leurs cheveux ? ils disaient : «Nous ne faisons pas partie de ces crève-la-faim, de ces misérables sous-développés qui en sont restés à l’âge des barbares ! Nous, nous sommes employés de banque, étudiants, fils de gens enrichis dans les sociétés pétrolières; nous sommes allés en Europe, nous avons lu ! Nous sommes des bourgeois : et nos cheveux longs témoignent de notre modernité internationale de privilégiés !»
      Donc ces cheveux longs renvoyaient à des «choses» de droite.
      Le cycle s’est accompli; la sous-culture du pouvoir a absorbé la sous culture de l’opposition et l’a faite sienne : avec une diabolique habileté, elle en a patiemment fait une mode qui, si on ne peut pas la déclarer fasciste au sens propre du terme, est pourtant bel et bien de pure «extrême droite».

      Je conclurai amèrement; les masques répugnants que les jeunes se mettent sur le visage, et qui les rendent aussi horribles que les vieilles putains d’une iconographie injuste, recréent objectivement dans leur physionomie ce qu’ils ont condamné à jamais – mais uniquement en paroles. Ils ont dénoncé les vieilles trognes de prêtres, de juges, d’officiers, de faux anarchistes, d’employés bouffons, d’avocassiers, de Don Ferrante, de mercenaires, escrocs et de bien-pensants canailles; et la condamnation radicale et sans discernement qu’ils ont prononcée contre leurs pères, en dressant devant eux une barrière infranchissable, a fini par les isoler et les empêcher de développer, avec leurs pères un rapport dialectique – même dramatique et passionné – qu’ils auraient pu avoir une réelle conscience historique d’eux mêmes et aller de l’avant, «dépasser» leurs pères. Au contraire, l’isolement dans lequel ils se enfermés – comme dans un monde à part, un ghetto réservé à la jeunesse – les a rivés à leur réalité historique; ce qui a impliqué – fatalement – une régression. Car, en vérité, ils sont allés plus loin en arrière que leurs pères, en ressuscitant dans leurs âmes des terreurs des conventions et des misères qui semblaient à jamais dépassés. 
      Maintenant, voici ce qu’ils disent, les cheveux longs, dans leur langage inarticulé et possédé de signes non verbaux, dans leur douteuse apparence de motif d’icône : les «choses» de la télévision, ou des réclames pour les biens de consommation, dans lesquelles il est désormais absolument inconcevable de présenter un jeune qui n’ait pas les cheveux longs; le fait est qu’aujourd’hui, cela paraitrait scandaleux au pouvoir. 
      J’éprouve un immense et sincère déplaisir (et même un véritable désespoir) à le dire : désormais des milliers et des milliers de visages de jeunes Italiens ressemblent de plus en plus à celui de Merlin. La liberté qu’ils prennent de porter les cheveux comme ils le veulent n’est plus défendable, parce que ce n’est plus une liberté. Le moment est plutôt venu de dire aux jeunes que leur façon de se coiffer est horrible, parce que servile et vulgaire. Plus, le moment est venu pour eux de s’en apercevoir et de se libérer de la préoccupation coupable de se conformer à l’ordre dégradant de la horde.

Corriere della sera, 7.01.1973 (Ecrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, pp. 25-33)

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