Extrait d'un entretien entre Pier Paolo Pasolini et Giuseppe Cardillo (tiré de L'Inédit de New York, pp. 66 à 69.) :
GC : Le problème est qu'il y a d'une part cette prise de position laïque, marxiste et, de l'autre, une affirmation constante du sens du sacré par le choix de vos mots, donc, de vos déclarations, de vos actes, donc de votre oeuvre. C'est cela que je ne comprends pas...
PPP : Je vais vous expliquer. Laissez-moi un peu de temps et vous allez comprendre. Je vous disais que, pour un homme venu d'un monde classique, pré-industriel, tout pouvait être hiérophanie, et parfois même théophanie : Dieu en personne lui apparaissait.
Aujourd'hui, le monde paysan sacral n'existe plus. Je suis né dans ce monde, mais au fur et à mesure des années, de ma formation, de ma vie, je suis passé dans un autre monde, un monde industriel, dominé par la raison, laïque, etc. En moi, cependant, et c'est là la contradiction, la réalité est toujours une hiérophanie. Cette tradition, je peux l'expliquer, si vous voulez, en terme de manuel de philosophie, en vous disant que ma religion est une forme d'immanentisme ; la réalité est hiérophanie ; mais puisque je ne crois pas en Dieu transcendant - et que d'autre part la réalité est hiérophanie - ça signifie que la réalité même est Dieu. Autrement dit la réalité est une théophanie. Autrement dit, il s'agit bien d'une forme d'immanence ; énoncées aussi simplement, toutes les contradictions se résolvent.
Souvenez-vous de ce que je vous disais sur le cinéma ; je vous disais qu'en faisant des études de sémiologie sur le cinéma, je suis arrivé plus ou moins à découvrir, sur les traces de Morris qui enseigne la sémiologie à Chicago, et tout en lisant les grands linguistes - Jakobson, bien sûr, et comment ne pas penser à de Saussure, et tant d'autres -, en bien en faisant ces études, j'ai analysé ce que pouvait être la langue du cinéma. Je suis parvenu à la voir comme un système de signes iconiques qui exprime la réalité à travers la réalité même. Par exemple, si je dois dire de façon littéraire ce qu'est un arbre, j'ai un code linguistique écrit et parlé, où le mot "arbre" - signe conventionnel arbitraire, comme le dit Saussure - est le symbole de cet arbre ; c'est le signifiant du signifié. Mais si je veux donner à voir cet arbre au cinéma, je reproduirai l'arbre même ; plutôt que d'exprimer l'arbre par le signe, je le montre en montrant l'arbre - ce que Morris appelle l'arbre in-signo (littéralement en-signe). L'arbre devient alors le signe iconique de lui-même, que j'appelle "in-signo" (en-seigne).
GC : Si j'osais vous faire une objection, je vous dirais que l'image visible de l'arbre est déjà l'aboutissement de tout un processus de synthèse, c'est déjà une représentation particulière et non de l'arbre en soi...
PPP : C'est vrai dans un film, un film d'auteur.
GC : Mais c'est vrai aussi quand nous le regardons simplement...
PPP : J'y arrive. Quand je dis que je représente l'arbre par l'arbre, dans le cinéma, c'est que j'ai une série "d'en-seignes" qui correspondent aux objets de la réalité. Voilà où je voulais en venir ; si je devais faire une sémiologie du cinéma, je ferais sans doute une sémiologie semblable à celle que je ferais de la réalité. Chacun de nous possède inconsciemment un code la réalité ; peut-être ce code n'est-il pas écrit ; mais ce code écrit à travers chacun de ceux qui reconnaissent la réalité serait, pour un professeur de sémiologie, une sémiologie générale de la réalité. Et si nous pouvons entreprendre une sémiologie de la réalité, ça veut dire que la réalité est elle-même un langage. Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l'ai dit, la réalité est hiérophanie - elle l'est de façon sentimentale et intuitive - et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n'est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement-dit un langage sacré.
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