lundi 12 octobre 2015

L'obscène oiseau de la nuit - José Donoso - Extrait



... Il y a des centaines de pièces, grandes et en bon état, toutes vides, choisissez celles que vous voulez, le Mudito et moi nous vous les arrangerons à votre commodité, non, ma mère, nous avons peur, elles sont trop grandes et trop hautes de plafond, et les murs trop épais, on peut être beaucoup mort ou avoir beaucoup prié dans ces chambres, et ça fait peur, elles sont humides, mauvaises pour les rhumatismes, elles sont vastes et sombres, il y a trop de place, et nous, nous ne sommes habituées à des pièces aussi spacieuses, car nous sommes des bonnes accoutumées à habiter des canfouines minuscules toutes pleines d'objets, sur le derrière de la maison de nos patrons, non, non, mère Benita, merci, nous préférons ces guérites fragiles construites à l'abri des galeries, car nous voulons être le plus près possible les unes des autres pour percevoir une autre respiration dans la cabane d'à côté, l'odeur des vieilles feuilles de thé, un autre corps qui ressemble au nôtre, s'agitant dans sa propre insomnie de l'autre côté de la cloison, les toux, les pets, les borborygmes et les cauchemars : oui, qu'est-ce que ça peut faire, le froid qui se glisse par les fentes des planches mal ajustées, pourvu qu'on soit ensemble malgré l'envie et la jalousie, malgré la peur qui contracte nos bouches édentées et plisse nos yeux chassieux, ensemble pour aller en bande le soir à la chapelle, parce qu'on a peur d'y aller seule, mutuellement agrippées à nos haillons, traversant les cloîtres, les passages comme des tunnels qui n'en finissent pas, les galeries sans lumière où un papillon de mite va peut-être me frôler la figure et me faire hurler, j'ai peur qu'on me touche dans le noir quand je ne sais pas qui c'est, ensemble pour chasser les ombres qui se détachent des poutres et avancent en s'allongeant devant nos yeux quand la pénombre commence...
... attends, Carmela, mais la Carmela attend ce qu'elles attendent toutes, les mains croisées sur la jupe, le regard fixe à travers les grumeaux résineux accumulés dans leurs yeux, d'apercevoir ce qui avance et grandit et commence à leur cacher la lumière, un peu, au début, puis presque toute la lumière, et ensuite toute la lumière, toute, toute, les ténèbres soudain où l'on ne peut pas crier parce que dans le noir on ne peut pas trouver sa voix pour appeler au secours, et on s'enfonce, on se perd, dans les ténèbres soudaines d'une nuit quelconque... Et en attendant, les vieilles balayent un peu, comme elles ont fait toute leur vie, ou raccommodent, ou lavent, ou pèlent des pommes de terre ou bien ce qu'il y a à laver ou à peler, pourvu que ça ne demande pas beaucoup de force, parce que, de la force, il ne leur en reste plus, leurs jours sont semblables, chaque matin est la répétition du précédent, chaque après-midi la copie de ceux de toujours, elles prennent le soleil assises dans le caniveau d'un cloître, elles chassent les mouches qui se gorgent de leur bave, de leurs boutons, les coudes cloués aux genoux et les mains couvrant leur visage, lasses d'attendre comme elles ont toujours attendu, dans d'autres cours près d'autres piliers, derrière les carreaux d'autres fenêtres...

PP. 21 et 22.

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