mercredi 24 décembre 2014

La mesure de Pasolini - Entre sacré et rationnalité

L'extrait, ci-dessous, est tiré d'un article du livre "Écrits Corsaires". L'article est écrit suite au projet de légalisation de l'avortement dans l'Italie de 1974-1975 et à plusieurs critiques (particulièrement celle de l'écrivain, Italo Calvino) reprochant à Pasolini de défendre ce qu'on pourrait appeler par "La famille qui recule".
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     Comme moi, Calvino a vécu sa formation et, on peut le dire maintenant, sa vie entière, sous des régimes traditionnellement clérico-fascistes.
     Quand nous étions adolescents, c'était le fascisme, puis la première Démocratie chrétienne, qui en était la continuation littérale. Il est donc juste que nous réagissions comme nous avons réagi. Il était donc juste que nous recourions à la raison pour déconsacrer toute la merde que les clérico-fascistes avaient consacrée. Il était donc juste que nous fussions laïques, éclairés et progressistes à tout prix.
     Or Calvino - quoique indirectement et avec tout le respect d'une polémique polie - me reproche un certain sentiment "irrationaliste", à savoir un caractère sacré injustifié de la vie.

     ... Le problème est bien plus vaste et entraîne toute la manière de concevoir notre façon d'être des intellectuels : elle consiste avant tout en un devoir de toujours remettre en cause notre fonction, surtout là où elle semble la plus indiscutable, c'est-à-dire dans nos présupposés d'intelligence éclairée, de laïcité et de rationalisme.
     Par inertie, par paresse, par inconscience - par le fatal devoir de s'engager de façon cohérente - beaucoup d'intellectuels comme Calvino et moi-même risquent d'être dépassés par une histoire qui les vieillit d'un coup, en les transformant en statues de cire d'eux-mêmes.
     Le pouvoir n'est, en effet, plus crérico-fasciste, n'est plus répressif. Nous ne pouvons plus employer contre lui des arguments - auxquels nous étions si habitués et presque attachés - que nous avons employés tant et plus contre le pouvoir clérico-fasciste, contre le pouvoir répressif.
     Le nouveau pouvoir de consommation permissif s'est purement et simplement servi de nos conquêtes mentales de laïques, d'intellectuels éclairés, de rationalistes, pour édifier son voligeage de faux laïcisme, de fausse intelligence éclairée, de fausse rationalité. Il s'est servi de nos déconsécrations pour se libérer d'un passé qui, avec toutes ses sottes et atroces consécrations, ne lui servait plus.
     Toutefois, par compensation, ce nouveau pouvoir a développé au maximum sa seule possibilité de sacré : le caractère sacré de la consommation comme rite et, naturellement, de la marchandise comme fétiche. Rien ne s'oppose plus à tout cela. Le nouveau pouvoir n'a plus aucun intérêt (ni nécessité) à se déguiser avec Religions, Idéaux et autres choses du genre, tout ce qu'en somme Marx a démasqué.
     ...
    Dans un tel contexte, nos vieux arguments de laïque, d'hommes éclairés et de rationalistes sont non seulement émoussés et inutiles, mais encore ils font le jeu du pouvoir."
Écrits Corsaires, pp. 172 à 179.

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