samedi 7 février 2015

Rome, la caste et la multiplicité - Michel Serres - Extrait


     La plèbe romaine face à l'ordre patricien est une multitude pure. Les nobles forment une classe. Ils sont parfaitement et depuis très longtemps organisés : attachés à la propriété agricole, autels domestique, tombeaux des ancêtres, hiérarchie familiale, branches cadettes, clientèle, serviteurs et esclaves. Voilà un ordre. La plèbe n'a pas de loi, pas de magistrats. Elle n'est pas un peuple, elle n'est pas un corps, elle n'est pas un groupe, elle n'est pas une vraie collectivité. Elle est la multitude pure. Foule, agrégat, population, nuage, confusion, troupeau de bêtes.
     Non, Rome n'a pas connu la lutte des classes. La lutte des classes suppose deux classes, deux armées composées, organisées, ordonnées, disciplinées. De même que la guerre de tous contre tous n'en est pas une, de même la lutte des classes, ou le certamen ordinum, l'affrontement des ordres, est une manière ou optimiste ou fausse de parler. Elle cache l'histoire. 
     Sont face à face une classe et une non-classe. Un noyau d'ordre est environné de désordre. Et c'est là le problème ou la question vrais. L'histoire de la plèbe romaine est l'ensemble des fluctuations qu'un désordre connaît pendant qu'il s'ordonne. L'ordre patricien, classique, résiste, se défait, se refait, tombe vers le désordre. Le désordre plébéien fluctue, s'organise, s'ordonne, se défait, se refait, va vers l'ordre, retombe au désordre.
     La multitude pure est le sujet ou l'objet de l'histoire, l'ordre et les rapports d'ordre, fussent-ils combattants, ne sont que les objets de la stabilité. Ainsi les trois cent six mourants nommés Fabius sortent de Rome entourés de la tourbe, de la foule du public. Cette circonstance, ce nuage flottant autour d'un ensemble standard est un bon concept. L'ordre sort de Rome et la tourbe y demeure pour continuer le temps.

Michel Serres; Rome; pp. 156 et 157.

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