Le restau-bar était déjà plein mais aucun
Ami n’est encore là! À l’accoutumée, j’arrive donc le premier; notre table est
réservée, non pas par le proprio, mais par les habitués. Ici, chaque table
porte un nom d’un habitué; la notre s’appelle la table des Z’Amis mais elle est plus connue par la table de pti-Joe.
Pour attendre, je demande d’abord des nouvelles de la mère du
proprio, Âldja, qu’on ne voit plus; après, je commande ma première bière, je
sors mon calepin et au bout d’un quart d’heure,
pour ouvrir l’appétit, je commande trois cailles bien cuites, de celles
de Dda-Mouqrane puisque lui, il tend ses pièges à Tanesssawt, dans nos champs
d’oliviers; surtout que cette année, la saison est bonne, l’huile est abondante, la
caille est repue et sa chaire est tendre… Awid-Ou-Kane,
on dit ici pour dire Tant mieux!
-
Donc, A-Azzedine agma, va pour trois cailles pour commencer, stp!
Azzedine, me fait :
-
C’est donc, comme d’hab’, A-Khayi?!
-
Oui… Et toi, tu as déjeuné ou
pas encore?
-
Awa, c’est bon! Tu ne pourras
jamais devancer l’invitation de Bouâlem, a-Khayi-Nnagh!
et Bouâlem renchérit, de l'autre salle:
- Le jour où il me devancera, c'est que je ne suis plus des vôtres...
Ici, un commerce est comme une demeure… Tu es accueilli par le proprio comme si
c’était chez lui. Tu réussis un commerce quand tu respectes certaines règles,
non écrites, d’hospitalité! Le bar, où j’écris ces lignes, est connu par le nom,
écrit nul part, « Chez Rachid »!
Son nom officiel, celui inscrit dans le registre de commerce, est, comme tout
le monde dans ce pays, tout autre : « à l’Avenir du Souvenir ».
C’est Azzedine qui a donné ce nom.
Azzedine est un oiseau. Il a lu tous les
sud-américains. Le nom officiel de ce bar est d’ailleurs, le nom d’un bar
amérindien d’un célèbre roman du cubain, Alejo Carpentier. Bouâlem, lui dit
souvent, quand il l’invite à déjeuner avec lui, tu as recouvré ton chant depuis
que tu es revenu, depuis que tu as retrouvé ton champ! Je l’ai connu à l’Époque.
Si tu regardes sa définition dans l’Amawal, le dictionnaire kabyle, tu
verras que l’Époque est un empreint
du Français défini pour la période correspondant précisément, dans l’Histoire
houleuse de ce pays, à l’époque de notre exode.
J’ai connu donc Azzedine à cette époque, à Paris, en train de pleurer le
printemps pendant lequel les enfants de sa tribu sont morts assassinés et le
papa d’Akli, Dda-Mekhlouf, Dda Mekhyouf
il disait, est mort exilé. Quand il ne pleurait pas, il te racontait, Pedro Páramo…
un roman mexicain, où les morts renaissent au printemps. Âzeddine aimait les
morts mais vivants!
« Chez
Rachid» était d’abord la taverne « Au
Rendez-vous des chasseurs » de
pti-Joe, si tu connais les hommes, les anciens! Si tu demandes après lui, ici,
on te répond toujours comme un conte transmis de mère en fille: « Un grand homme, pti-Joe… Un type qui partageait
le pain du bon Dieu même avec les mouches et ne ferait pas de mal même à une
araignée… » Après l’indépendance, il avait laissé la taverne à Rachid,
son unique employé et le futur grand-père de Azzedine, notre ami. La taverne
est devenue Brasserie par le célèbre Djamel, le feu père de Azzedine. Elle ne
s’appelle pas « Chez Djamel »,
parce qu’ici, comme dans les romans sud-américains, dirait notre Ami Azzedine, une
réussite est toujours une occasion pour ressusciter nos anciens, nos morts
tombés un jour de printemps! La réussite de Djamel était, comme le mentionne l’Amawal et comme on l’apprend maintenant
à l’école, était après son but dans la finale africaine des clubs vainqueurs des
coupes en 1995 face à l’équipe nigériane du Julius Berger Football Club.
C’était le but de la victoire et son ultime but de sa carrière. C’était la
première victoire après le départ de Stefan Zywotko et avant l’Époque, notre exode!
Je n’ai aucun souvenir d’avant l’Époque, à part le moment de ce fameux
but de Djamel; c’était la fois où j’ai vu ma mère embrasser mon père et ai
dansé avec eux sur une célèbre chanson de Lounis…
Celle où il célèbre cette équipe de cœur, connue alors sous le nom de la
Jeunesse Sportive de Kabylie. Après, ce n’était plus pareil! Le dernier baiser
de ma mère à mon père, c’était pendant que celui-ci gisait sur son ultime
lit-réfrigéré et les victoires suivantes, pendant l’Époque, étaient prises entre le souci d’un loyer impayé et
l’angoisse d’une carte de résidence qui arrivait à échéance!
Le muezzine Samir, qui ne fait aucune
différence entre une Sourate du Coran et une chanson de Matoub, vient de faire
l’appel à la prière de l’après-midi. Je pense alors commander à Azzedine une Tchektchouka (ratatouille) pour
Mohand-Lâarvi qui l’aime avec beaucoup d’huile d’olives de Tanessawt et du poivron fort.
Azzedine, me fait :
-
C’est donc, comme d’hab’, A-Khayi?!
Notre ami, Azzedine, n’attend pas ma
réponse…
Il faut dire qu’il connait aussi
Mohand-Lâarvi. Il dit qu’il le connait à l’Époque,
chez Mourad, Zzi-Mou pour les
intimes, pendant ces soirées
interminables où ils chantaient les amours crus perdus de Michelet, un nom, écrit nul part, d’une ville pas loin d’ici…
Mais, je pense que sa mémoire le trahit. C’était, au même moment que je fis sa
connaissance, à la rue Monsieur le Prince. C’était un vendredi, comme tous les
vendredis qui suivirent, je sortais du ciné de chez Youyou et me dirigeais au
bar d’en face, chez Aâmirouche, le
bar au dessous de l’Appart ayant vu vivre Pascal, l’auteur posthume des
fameuses Pensées, pour nous amuser à
inventer, comme tous les vendredis
précédents, un sentier nouveau menant à
Pasolini pour aboutir enfin sur la Kabylie; car notre Kabylie de l’Époque était l’ancienne Italie de
Pasolini.
Cependant, ce vendredi là, comme tous les vendredis qui suivirent,
Mohand-Lâarvi était là pour nous faire un détour par « Le vieil homme et
la mer » d’Hemingway pendant qu’il s’incendiait la bouche par la Tchektchouka préparée par notre ami, Azzedine.
J’entends les rires de Nacy dans l’autre
salle; elle doit être en train de commander son vin blanc du vendredi en même
temps qu’elle aiguise son ironie. Elle s’approche de notre table avec la Tchektchouka de Mohand-Lâarbi qui est maintenant la sienne. En même temps qu'elle prend ma dernière caille, elle déclare qu'elle a faim car elle vient de revenir d’une rando à Tamgout, une célèbre montagne ayant hébergé un célèbre anarchiste
local, Arezki Lvachir. Elle m’explique après, que son rituel vin blanc et sa randonnée
sont un acquis de l’Époque, qu'elle n'en rejette rien du tout puisque la vie dans cette montagne n’est finalement
possible que grâce à la souffrance d’alors…
Voilà que Azzedine arrive, le prochain coup est pour lui, souhaitant
longue vie à ses nouveaux renaissants, Dyla et Hsisou, et emmerdant définitivement les absents. C’est maintenant que Bouâlem entonne le Chant d’Arezki Lvachir, comme chaque vendredi. Ici, loin de chez Aâmirouche, loin du ciné parisien, chez Youyou; Ici, à côté du Souk animé chaque samedi, pas loin de la place où Arezki Lvachir fut guillotiné et où se trouve le « Liberté » ensanglanté de Kamel Irchene. C’est en Kabylie que nous nous trouvons, maintenant, en train d’attendre Hassen, Dda-Meziane, Zira, Paya et sa fille, comme chaque vendredi.
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