jeudi 11 septembre 2014

La vie brève - Juan Carlos Onetti - Extrait


      « Je suis à l'âge où la vie commence à sourire en grimaçant. » Sans protester, je me faisais à l'idée de la disparition de Gertrudis, de Raquel, de Stein, de toutes les personnes que je devais aimer, admettant ma solitude, comme j'avais admis jusque-là ma tristesse. « A sourire en grimaçant. » Et on découvre que la vie, depuis de longues années, est faite de malentendus. Gertrudis, mon travail, mon amitié pour Stein, le sentiment que j'ai de ma personne : des malentendus. En dehors de ça, rien. Parfois l'occasion d'oublier, des plaisirs qui arrivent et repartent empoisonnés. Peut-être toute forme d'existence possible pour moi est-elle condamnée à dégénérer en malentendu. Tant pis. En attendant, je suis ce petit homme timide, immuable, marié à la seule femme qu'il a pu séduire ou qui l'a séduit, incapable d'être autre chose et même d'avoir la volonté de se transformer. Le petit homme qui déplaît dans la mesure où il impose la pitié, le petit homme perdu dans la légion des petits hommes auxquels on a promis le royaume des cieux. L'ascète, comme dit Stein en se moquant, ascète par l'impossibilité qui est la mienne de me passionner et non par l'acceptation absurde d'une conviction éventuellement mutilée. Ce moi inexistant dans le taxi, simple incarnation de l'idée Juan Maria Brausen, symbole bipède d'un puritanisme bon marché fait de négation - non à l'alcool, non au tabac, et non aux femmes -, n'est personne en réalité; un nom, trois mots, une idée de rien mécaniquement construite par mon père, sans oppositions, pour que ses négations elles aussi héritées continuent d'agiter les prétentieuses petites têtes après sa mort. Le petit homme empêtré en définitive dans les malentendus, comme tout le monde. C'est peut-être ce qu'on comprend avec l'âge, peut à peu, sans s'en rendre compte. Nos os le savent peut-être et quand nous sommes résolus et désespérés, au bord du grand mur qui nous emprisonne et qu'il serait aisé de sauter si c'était possible; quand nous sommes presque prêts à admettre que, finalement, seul le moi a de l'importance car il est l'unique chose qui nous ait été indiscutablement confiée; quand nous entrevoyons que seul notre propre salut peut être un impératif moral, qu'il est le seul élément moral; quand nous réussissons à respirer par une lézarde imprévue l'air natal qui vibre et appelle de l'autre côté du mur, à imaginer l'allégresse, le mépris et l'aisance; alors peut-être sentons-nous peser, comme un squelette de plomb, cette conviction que tout malentendu est supportable jusqu'à la mort, hormis celui que nous parvenons à découvrir en dehors de nos circonstances personnelle, en dehors des responsabilités que nous pouvons rejeter, attribuer ou détourner.

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