L'extrait, ci-dessous, est aussi tiré du livre "Pascal Quignard le solitaire", une rencontre avec Chantal Labeyre-Desmaison.
Rembrandt, la femme de Putiphar criant Joseph : Dermi mecum! (Couche avec moi!)
"
- Pourquoi parler des objets ? Pourquoi accorder de l'importance aux détails ?
- C'est vraiment compliqué et d'autant plus compliqué que la langue n'y aide guère. Il faudrait distinguer les "choses", qui ne proviennent pas de l'humanité ; les "êtres", qui sont les animaux dont ils dérivent et dont la source hante comme un souvenir ; les "objets qui sont de la main de l'homme" et qui trahissent un très ancien usage ou plutôt une très ancienne compagnie (puits, herse, arrosoir, chaussures, c'est à eux que font appel Chandos et Heidegger pour leurs extases) ; les "objets qui dérivent de l'industrie humaine" et qui ne sont ni uniques ni très solides ; les "petits objets" qui ont affaire à la frange du monde et qu'indique dans l'âme le désir des autres juste à l'instant de leur disparition (objets qu'on glisse de façon extraordinaire dans leur tombe) ; les "détails ou fruits de l'abandon" qui sont à la marge du groupe social mais qui ne sont jamais enregistrés dans les valeurs du groupe, lui paraissant trop bas ou trop constants pour être indiqués ou pour passer à la conscience ; les "étants ou entia"qu'il faut opposer aux possibles, aux désirés, aux chimères, aux rêvés, etc. Bref la réalité conçue comme un ensemble est incertaine.
- Il y a dans votre oeuvre une logique sans faille et - pardonnez-moi d'anticiper ainsi - je serais tentée de répondre que c'est parce qu'ils sont la preuve de la faillite intrinsèque du langage. Devant la prodigieuse mégalomanie du langage...
- Oui...
- De ceux qui l'utilisent...
- Oui...
- Par une inaltérable croyance dans la possibilité de tout dire...
- Oui...
- Le détail, qui se niche souvent dans l'objet de peu, vient signifier qu'il y a un reste, un impossible à dire et que c'est cet impossible qui donne tout son poids à ce qui est dit.
- Oui. Je crois que je comprends ce que vous dites.
- Je crois que ce qui n'est pas dit mais transparaît dans l'objet élu, chez vous ou chez Ponge par exemple, est le fond même de l'écriture, une profondeur obscure de sentiments inavoués, parce que inavouables ou informulables. C'est pourquoi la littérature moderne est si riche de cet aspect. Qu'on le veuille ou non, une certaine conception triomphaliste du langage et de la communication - même dans un monde qu'Internet fait rêver, et peut-être surtout dans ce monde-là - n'est plus historiquement possible. Le détail vient en dire le deuil, il est tout ce qui reste à dire, il en est l'indice.
- Rien à ajouter à ce que vous dites si bien. Et je suis heureux que vous nommiez Ponge. J'admirais beaucoup Ponge.
J'ajouterai peut être aussi, à cette nécessité du détail, ou plutôt à cette nécessité de détailler le perdu, deux autres phénomènes qui sont moins endeuillants et plus agressifs. La submersion des objets de l'industrie, objets devenus universels, même plus provinciaux, même plus nationaux, et l'intervention totalitaire, pour dire la valeur, de la représentation-monnaie par opposition à l'ancienne représentation-langage. Cela contribue beaucoup à ce besoin de relever tout ce qui est jeté hors de l'équivalence ou de la cote ou de l'échange standard.
La valeur est à ramasser dans ce qui est jeté.
Elle devient l'inconsommable.
Elle devient la part maudite.
Et cela, vous l'exprimez merveilleusement en employant le mot "inavouable".
Oui, grâce à vous, je crois que je ne dirai plus "secret".
Ni "authentique". Ni "préverbal". Ni "inexprimable".
Ni "silencieux". Ni mustikos. "Inavouable" est le mot.
Ce n'est pas la lumière du projecteur qui fait briller les yeux dans l'ombre. "Dormi mecum ! " Couche avec moi ! crie la famme Putiphar à Joseph l'Intendant en tirant sur son manteau pour l'en dépouiller.
Ses yeux brillent."
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