lundi 29 décembre 2014

Pascal Quignard - Introduction : Langage, langue et musique

     L'extrait, ci-dessous, est tiré du livre "Pascal Quignard le solitaire", une rencontre avec Chantal Labeyre-Desmaison.
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- Au sujet du personnage atteint de dépression dans Carus… Vous dites qu'au moment de sa guérison il revient vers la musique, "seule langue qu'il sût qui se passât du langage". J'avoue que cette phrase me pose quelques problèmes d'interprétation. Quels liens entretiennent pour vous le langage, la langue, la musique ?

- Je ne dis pas que j'ai raison, mais je vais vous donner mes petites définitions personnelles. C'est assez simple : cela va du plus continu au plus discontinu. Pour moi est langage tout ce qui communique par tous les moyens possibles (langage des baleines, des dauphins, des rêves, des chats, des chiens, des infants avec leurs mimiques et leurs cris propres, des oiseaux avec leurs différents chants, des abeilles avec leurs différentes danses, etc.).
La langue définit un système de signes verbaux à double articulation (signifiant, signifié) et à quadriplartition (une phrase s'adresse, échange, réfère, signifie, ou, pour le dire autrement, les langues naturelles ont introduit dans l'univers le dialogue, la conscience, le monde et le temps).
La musique est un système de signes sonores qui ne signifient plus. La musique de Monteverdi, de Pucell, de Bach, de Berg est le point extrême de la langue humaines. C'est le signifiant le plus discontinu possible. Chaque musique dans chaque société est la langue acquise à l'état Narcisse (un nouveau chant de spéciation au sein de la mélopée humaine). Je crois qu'on peut trouver une définition à peu près semblable chez Claude Lévi-Strauss.
Mais je pense que la séquence orale, pour être tout à fait complète, possède deux extrémités : un point préphonique, avant la voix humaine spécifique et avant l'acquisition de la langue nationale. C'est le cri de la jouissance sexuelle dont je prétends qu'on ne peut le distinguer du râle mortel. Ils forment à mes yeux tous les deux une même molécule zoologique. C'est le limes, zone sans feu ni lieu ni droit ni signe dont le contenu est compris de tous les mammifères. Plainte qui passe les barrières des espèces et qui dans le même temps est inattribuable (joie, douleur, vie, mort ne s'y opposent pas : gémir asémantique représenté par excellence par le brame des cerfs en novembre). Enfin à l'autre bout de la chaîne sonore, la littérature. L'atomisation sémantique extrême qui vient se placer jusqu'en dehors du sonore. Le signifié le plus discontinu possible et, au sens strict, sublime : la langue écrite ne nous paraît plus orale ni audible, et pourtant la lecture silencieuse dérive de l'audition et l'écriture ne cesse d'être, plus l'origine, décontextualisation extrême, grâce à la lettre, du dialogue associant.
Cette molécule que je vous décris est aussi une espèce de phylogenèse : râle vital-mortel, langage spécifique, langue naturelle acquise, musique, littérature forment un étrange collier humain à cinq incisives. A chaque dent sa faim et son morceau. Voilà. Chaque incision est inouïe."

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