samedi 21 novembre 2015

L'obscène oiseau de la nuit - José Donoso - Extrait II

Mon père n'avait pas souvenir que de son propre père, le mécanicien de locomotive ; plus loin régnait exclusivement l'obscurité des gens de notre espèce, sans histoire propre à la famille, qui appartiennent à la masse où les identités et les faits s'estompent pour engendrer des légendes et des traditions populaires. Il n'avait pas mémoire de notre histoire, ce n'était qu'un Peñaloza, maître d'école de gosses têtus qui lui tapaient sur les nerfs. J'entends encore la voix de mon père sous notre fétide lampe de paraffine. Le soir, après avoir mangé n'importe quel fricot qui devait d'avantage à l'imagination de ma mère qu'aux matières grasses, mon père traçait des plans pour moi, pour que j'arrive d'une façon ou d'une autre à appartenir à quelque chose de différent du vide de notre triste famille sans histoire ni traditions, ni rites ni souvenirs, et la nuit nostalgique s'allongeait dans l'attente de sa voix insistante qui tombait du plafond dans une petite bassine le contredisait avec obstination. Mon père m'expliquait tout. Il exigeait sans exiger, avec la véhémence   de sa main tendre mais pudique qui voulait toucher la mienne sans oser le faire sur le tapis de table  brodé par ma sœur, lequel réussissait à dissimuler que la table était ordinaire mais non qu'elle boitait. Oui, papa, oui, c'est possible, pourquoi pas, je vous le promets, je vous le jure qu'au lieu de ce triste visage sans traits des Peñaloza, je vais acquérir un masque magnétique, un visage grand, lumineux, souriant, pleins de caractère, que personne ne manquera d'admirer. Et comme compatissant avec mon entreprise inutile, ma mère levait les yeux une seconde pour me regarder, et puis elle se concentrait à nouveau sur le jupon de quelque richard du quartier, qu'elle était en train de repriser. Quelqu'un, être quelqu'un. Dès le premier instant, ma mère sut que je ne serais jamais quelqu'un. C'est peut-être pour cela, malgré les sacrifices qu'elle faisait pour étayer nos rêves auxquels elle ne croyait pas, que je l'ai si complètement oubliée. Je ne me suis jamais senti lié à elle, elle restait à la périphérie, elle s'occupait de nous, mais elle ne s'immergea jamais dans ce qui nous entraînait, mon père, ma sœur et moi. Être quelqu'un. Oui, Humberto, me disait mon père, être un monsieur. Il avait, lui, la déchirante certitude de n'être pas un. De n'être personne. De ne pas avoir de visage. De ne même pas pouvoir se fabriquer un masque pour cacher son avidité de ce visage qu'il n'avait pas, car il était né sans visage et sans droit au nom de monsieur, seule façon d'avoir un visage. Il avait que la diction ridiculement appliquée d'un petit maître d'école et l'angoisse de payer ses dettes à temps, choses qui, je le sus depuis, ne sont pas des attributs essentiels des monsieurs.

PP. 89 et 90.

lundi 12 octobre 2015

L'obscène oiseau de la nuit - José Donoso - Extrait



... Il y a des centaines de pièces, grandes et en bon état, toutes vides, choisissez celles que vous voulez, le Mudito et moi nous vous les arrangerons à votre commodité, non, ma mère, nous avons peur, elles sont trop grandes et trop hautes de plafond, et les murs trop épais, on peut être beaucoup mort ou avoir beaucoup prié dans ces chambres, et ça fait peur, elles sont humides, mauvaises pour les rhumatismes, elles sont vastes et sombres, il y a trop de place, et nous, nous ne sommes habituées à des pièces aussi spacieuses, car nous sommes des bonnes accoutumées à habiter des canfouines minuscules toutes pleines d'objets, sur le derrière de la maison de nos patrons, non, non, mère Benita, merci, nous préférons ces guérites fragiles construites à l'abri des galeries, car nous voulons être le plus près possible les unes des autres pour percevoir une autre respiration dans la cabane d'à côté, l'odeur des vieilles feuilles de thé, un autre corps qui ressemble au nôtre, s'agitant dans sa propre insomnie de l'autre côté de la cloison, les toux, les pets, les borborygmes et les cauchemars : oui, qu'est-ce que ça peut faire, le froid qui se glisse par les fentes des planches mal ajustées, pourvu qu'on soit ensemble malgré l'envie et la jalousie, malgré la peur qui contracte nos bouches édentées et plisse nos yeux chassieux, ensemble pour aller en bande le soir à la chapelle, parce qu'on a peur d'y aller seule, mutuellement agrippées à nos haillons, traversant les cloîtres, les passages comme des tunnels qui n'en finissent pas, les galeries sans lumière où un papillon de mite va peut-être me frôler la figure et me faire hurler, j'ai peur qu'on me touche dans le noir quand je ne sais pas qui c'est, ensemble pour chasser les ombres qui se détachent des poutres et avancent en s'allongeant devant nos yeux quand la pénombre commence...
... attends, Carmela, mais la Carmela attend ce qu'elles attendent toutes, les mains croisées sur la jupe, le regard fixe à travers les grumeaux résineux accumulés dans leurs yeux, d'apercevoir ce qui avance et grandit et commence à leur cacher la lumière, un peu, au début, puis presque toute la lumière, et ensuite toute la lumière, toute, toute, les ténèbres soudain où l'on ne peut pas crier parce que dans le noir on ne peut pas trouver sa voix pour appeler au secours, et on s'enfonce, on se perd, dans les ténèbres soudaines d'une nuit quelconque... Et en attendant, les vieilles balayent un peu, comme elles ont fait toute leur vie, ou raccommodent, ou lavent, ou pèlent des pommes de terre ou bien ce qu'il y a à laver ou à peler, pourvu que ça ne demande pas beaucoup de force, parce que, de la force, il ne leur en reste plus, leurs jours sont semblables, chaque matin est la répétition du précédent, chaque après-midi la copie de ceux de toujours, elles prennent le soleil assises dans le caniveau d'un cloître, elles chassent les mouches qui se gorgent de leur bave, de leurs boutons, les coudes cloués aux genoux et les mains couvrant leur visage, lasses d'attendre comme elles ont toujours attendu, dans d'autres cours près d'autres piliers, derrière les carreaux d'autres fenêtres...

PP. 21 et 22.

samedi 10 octobre 2015

Parmi les écoliers - William Butler Yeats

I
J’avance dans la classe, questionnant.
Une vieille nonne répond, douce coiffe blanche.
Les enfants apprennent le chant, les nombres
Et à lire, et l’histoire, et à couper
Et coudre, et être nets en chaque chose
Comme le veut le siècle. Ces yeux d’enfants
Regardent, c’est l’étonnement d’une seconde,
Ce notable souriant, d’une soixantaine d’années.

II
Mais moi, je rêve
D’un corps, est-ce Léda, penché
Sur un feu qui s’éteint ; et du récit
Qu’elle avait fait de quelque réprimande
D’un jour de son enfance soudain tragique.
Un récit grâce auquel nos deux natures
Avaient paru se fondre, par sympathie
De jeunes gens, en une seule sphère ; ou comme
Platon eût dit, ou presque, ne plus être
Que le blanc et le jaune d’un même œuf.

III
Et pensant à cette douleur, à cette rage
Qu’elle avait éprouvées, alors, je regarde, ici,
Cet enfant ou cet autre, me demandant
Si elle était comme cela, à ce même âge,
Puisque même les filles du cygne peuvent tenir
Un peu des barboteurs de leur ascendance.
Avait-elle ce teint, cette chevelure ?
Mais soudain mon cœur saute, devient fou :
Elle est là devant moi, petite fille.

IV
Et pourtant son image présente m’envahit.
Quel artiste du Quattrocento l’a façonnée
Ainsi, creuse de joue, a-t-elle bu
Le vent, s’est-elle nourrie d’ombres ? Moi aussi,
Bien que jamais de race lédéenne,
J’avais un fier plumage, autrefois... Laissons,
Rendons plutôt sourire pour sourire,
Montrons que cet épouvantail est sans malice.

V
Ah, quelle jeune mère, dont les genoux
Portent la forme qu’a trahie le miel de naître
Et qui doit geindre, ou s’assoupir ou se débattre
Comme le veut ce philtre ou le souvenir,
Pourrait penser que son enfant, le verrait-elle
Avec soixante hivers ou plus sur le crâne,
Est la compensation de ses douleurs
Quand il est né, ou de son inquiétude
Quand il a pris le chemin de la vie ?

VI
Pour Platon la nature n’est que l’écume
Qui joue sur l’archétype qui n’est qu’ombre.
Aristote, de plus de sens, frappait de verges
Le derrière d’un roi des rois.
Et Pythagore l’illustre, à la cuisse d’or,
Raclait sur son violon ce que les astres
Ont à chanter aux Muses, qui s’en moquent.
Mais tous de vieilles nippes sur des bâtons.

VII
Mères, nonnes, toutes adorent des images,
Mais l’image qu’un cierge éclaire, ce n’est pas
Ce qui émeut le rêve d’une mère,
Elle a trop de la paix du marbre, du bronze,
Bien qu’elle aussi brise des cœurs. – Présences
Que savent la passion, la piété, l’amour
Et qui disent du ciel toute la gloire,
Pérennités qui raillent le temps terrestre,

VIII
L’enfantement fleurit ou se fait danse
Si le corps, ce n’est plus ce que meurtrit l’âme,
Ni la beauté le fruit de sa propre angoisse,
Ni la sagesse l’œil cerné des nuits de veille.
Ô châtaignier, souche, milliers de fleurs,
Es-tu le tronc, la fleur ou le feuillage ?
Ô corps que prend le rythme, ô regard, aube,
C’est même feu le danseur et la danse.


Among School Children
I
I walk through the long schoolroom questioning;
A kind old nun in a white hood replies;
The children learn to cipher and to sing,
To study reading-books and history,
To cut and sew, be neat in everything
In the best modern way—the children's eyes
In momentary wonder stare upon
A sixty-year-old smiling public man.

II
I dream of a Ledaean body, bent
Above a sinking fire, a tale that she
Told of a harsh reproof, or trivial event
That changed some childish day to tragedy—
Told, and it seemed that our two natures blent
Into a sphere from youthful sympathy,
Or else, to alter Plato's parable,
Into the yolk and white of the one shell.

III
And thinking of that fit of grief or rage
I look upon one child or t'other there
And wonder if she stood so at that age—
For even daughters of the swan can share
Something of every paddler's heritage—
And had that colour upon cheek or hair,
And thereupon my heart is driven wild:
She stands before me as a living child.

IV
Her present image floats into the mind—
Did Quattrocento finger fashion it
Hollow of cheek as though it drank the wind
And took a mess of shadows for its meat?
And I though never of Ledaean kind
Had pretty plumage once—enough of that,
Better to smile on all that smile, and show
There is a comfortable kind of old scarecrow.

V
What youthful mother, a shape upon her lap
Honey of generation had betrayed,
And that must sleep, shriek, struggle to escape
As recollection or the drug decide,
Would think her son, did she but see that shape
With sixty or more winters on its head,
A compensation for the pang of his birth,
Or the uncertainty of his setting forth?

VI
Plato thought nature but a spume that plays
Upon a ghostly paradigm of things;
Solider Aristotle played the taws
Upon the bottom of a king of kings;
World-famous golden-thighed Pythagoras
Fingered upon a fiddle-stick or strings
What a star sang and careless Muses heard:
Old clothes upon old sticks to scare a bird.

VII
Both nuns and mothers worship images,
But those the candles light are not as those
That animate a mother's reveries,
But keep a marble or a bronze repose.
And yet they too break hearts—O Presences
That passion, piety or affection knows,
And that all heavenly glory symbolise—
O self-born mockers of man's enterprise;

VIII
Labour is blossoming or dancing where
The body is not bruised to pleasure soul,
Nor beauty born out of its own despair,
Nor blear-eyed wisdom out of midnight oil.
O chestnut tree, great rooted blossomer,
Are you the leaf, the blossom or the bole?
O body swayed to music, O brightening glance,
How can we know the dancer from the dance?

mardi 29 septembre 2015

Michel Serres - Eclaircissements - Extrait


     Les générations divines de la consommation heureuse perdirent de vue, il faut le comprendre, le vieux problème du mal : dès lors qu'attablées au festin d'immoralité elles goûtèrent, ivres d'ambroisie, à la maîtrise des douleurs dans le nouveau jardin de délices, pouvaient-elle s'attarder encore à la mémoire du malheur, aux livres des Pyramides, viatique terrible par l'espace désertique de la mort, aux lamentation du prophète Jérémie, sur les ruines de la ville, ou au livre de Job, hurlant sur le fumier, tesson à la main et grattant ses ulcères, aux terreurs monotones de la guerre de Troie, aux errances d'Ulysse parmi les coups de vent, aux tragiques grecs et à la punition de Prométhée, dieu du primitif apprentissage, à la passion de Jésus-Chris, mort sur la croix, aux martyres et aux sacrifices relatés par la légende dorée des saints chrétiens, aux récits ou aux scènes, chantés ou peints, des grandes passions et souffrances humaines, immense clameur continuée, plainte, complainte, psaume des hommes, pleurant le drame, absurde et vain, inutilement mortel, de leur propre violence inéradicable, lamentation basse et timide, continue, à peine audible, absolument belle et source de toute beauté, qui ne peut se faire entendre parce que la fureur de la violence, la rumeur de la vengeance, absolument laide et source de toutes les médiocrités, l'étouffent toujours, musique, voix, gémissement conservés par les cultures de la douleur dont nous sommes issus, bruit de fond transhistorique  dont nul ne comprend ni ne sait qui l'émet, de la somme des hommes, de la corde exaspérément tendue de l'histoire ou de l'unicité de Dieu ? A quoi bon garder, crurent-elle, ce qui, désormais, ne va plus servir à rien ?
     De même que les sciences dures vont leur destin sans homme, et risque donc l'inhumanité, de même que les sciences humaines vont le leur sans monde ni chose, et s'exposent donc à l'irresponsabilité, de même, en somme, et parallèlement les deux savoir ensemble imposent, au nom de la science enfin efficace et lucide, l'oubli des humanités, cri continu de souffrance, expression multiple, universelle en toutes langues, du malheur humain. Nos puissances courtes méprisent nos fragilités longues.
     Les deux anciens riaient, dit-on, pendant la fête immortelle arrosée de narcotiques, sourds aux lamentations des mortels. Allons-nous quitter l'Olympe alors que nos parents venaient seulement d'y accéder ? Crevant de ripaille morne, nous nous divertissons à voir, le soir, sur les écrans de télévision dispersés sur notre montagne d'abondance et d'argent, mourir par millions des hommes squelettiques ; mieux que nos frères, sont-ils nos enfants, ou, plutôt, nos produits ? Plus encore, les conditions nécessitantes de notre vie à venir ? Nos parents, par conséquent ?
     ...
      Comme le pouvoir et le devoir, le savoir et le malheur ne peuvent pas se séparer, tout aussi objectifs et, sans doute, universels l'un que l'autre. A ne connaître ou ne vivre que l'un d'eux, nous ignorons et ce que nous pensons et ce que nous faisons et ceux que nous sommes.
     Quand nous parlerons toutes les langues et pourrions déchiffrer tous les codes, quand nous serions instruits du savoir absolu, nous ne saurions rien sans l'expérience, au plus, sans l'écoute, au moins, de cette souffrance sans pardon ni fin dont la clameur de mer fait le bruit de fond sur lequel se détachent toutes nos connaissances et la condition de nos activités pratiques
     Là se trouve l'origine du savoir et de nos expertises ; non, nous ne nous sommes pas mis jadis à connaître les choses et agir sur leur devenir, parce que nous sentions et observions, par les cinq sens, comme, autrefois, la philosophie se divertit à le dire, pour rire, ou pour d'autres raisons aussi froides, mais parce que nous souffrîmes de nos misères ou de nos crimes et que nous émut l'intuition de notre mort précoce. Le savoir se fonde sur ce deuil.
     Nos capacités viennent de nos faiblesses et notre efficacité de nos fragilités ; notre science ne tient pas sur un autre socle que cet effondrement permanent, ce manque, cette glissade sans fin dans un abîme de douleur.
      Le problème du mal gît au fondement de la force que nous donnent nos moyens de le traiter ; ce pour quoi il reparaît toujours, géniteur non inattendu, parmi l'exercice de cette puissance. Engendrée par lui, la science commence avec lui, repose sur lui, en partie le résout et en partie le retrouve, engagée avec lui dans ces mille boucles de solutions et d'entretiens en retour qui constituent, aujourd'hui, la plus grande part de notre histoire, bras de fer d'où viennent nos inquiétude au lendemain de nos triomphes et nos victoires au soir de nos angoisses. Rien de plus important que de se souvenir d'une telle genèse, oubliée par la philosophie elle-même.
     Les derniers d'entre les hommes qui veillent encore sur ce qu'on appelle, à juste titre, les humanités sont les dépositaires de la douleur humaine, transportée, d'âge en âge, par la voix géniale des plus sages des parents de nos savants. N'excluez pas de la décision ni de l'apprentissage cette rumeur ancestrale d'où se forma peu à peu le logos expert, car à la première alerte c'est à elle que vous courrez demander quelque conseil vital, comme à un ancêtre d'expérience.
     Chassez le tragique, il reviendra demain, de vos propres mains, puisque vos expertises partent de lui, et si vous aviez oublié ou effacé ce dépôt, vous ne sauriez plus comment domestiquer les tragédies du jour, invariantes depuis que le monde est monde, ni comment habiter à nouveau une terre et une histoire d'où le malheur n'aura pas disparu.
     Privés des leçons terribles émanées de cette source, les sciences formeraient nos experts éminents à devenir des brutes et des sauvages, infiniment plus dangereux - notre siècle nous l'a surabondamment appris - qu'aux temps où la nécessité dominait des techniques dérisoirement inefficaces. L'avenir les obligera vite à venir, là chercher une science humaine, je veux dire proche des humanités ou de l'humanité, puisque dans notre langue, le vocable qui désigne notre genre signifie la compassion, aussi.
     Du coup, qu'est-ce que la philosophie ? L'irrépressible témoignage du malheur universel devant un savoir absolu qui, sans cette instruction - aux multiples sens de l'origine, de la pédagogie et du droit -, équivaudrait à une ignorance irresponsable, dont la naïveté reconstruirait un nouveau monde sans pardon.

Michel Serres dans Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour. PP. 260-265.

lundi 3 août 2015

Pasolini - Je suis une force du Passé


Je suis une force du Passé
Tout mon amour va à la tradition
Je viens des ruines, des églises,
des retables d’autel, des villages
oubliés des Apennins et des Préalpes
où mes frères ont vécu.
J’erre sur la Tuscolana comme un fou,
sur l’Appia comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,
comme les premiers actes de la Posthistoire,
auxquels j’assiste par privilège d’état civil,
du bord extrême de quelque époque
ensevelie. Il est monstrueux celui
qui est né des entrailles d’une femme morte.
Et moi je rôde, fœtus adulte,
plus moderne que n’importe quel moderne
pour chercher des frères qui ne sont plus.

Extrait de Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.

samedi 1 août 2015

Pasolini - L'Inédit de New York - Extrait

     Extrait d'un entretien entre Pier Paolo Pasolini et Giuseppe Cardillo (tiré de L'Inédit de New York, pp. 66 à 69.) :



     GC : Le problème est qu'il y a d'une part cette prise de position laïque, marxiste et, de l'autre, une affirmation constante du sens du sacré par le choix de vos mots, donc, de vos déclarations, de vos actes, donc de votre oeuvre. C'est cela que je ne comprends pas...

     PPP :  Je vais vous expliquer. Laissez-moi un peu de temps et vous allez comprendre. Je vous disais que, pour un homme venu d'un monde classique, pré-industriel, tout pouvait être hiérophanie, et parfois même théophanie : Dieu en personne lui apparaissait.

     Aujourd'hui, le monde paysan sacral n'existe plus. Je suis né dans ce monde, mais au fur et à mesure des années, de ma formation, de ma vie, je suis passé dans un autre monde, un monde industriel, dominé par la raison, laïque, etc. En moi, cependant, et c'est là la contradiction, la réalité est toujours une hiérophanie. Cette tradition, je peux l'expliquer, si vous voulez, en terme de manuel de philosophie, en vous disant que ma religion est une forme d'immanentisme ; la réalité est hiérophanie ; mais puisque je ne crois pas en Dieu transcendant - et que d'autre part la réalité est hiérophanie - ça signifie que la réalité même est Dieu. Autrement dit la réalité est une théophanie. Autrement dit, il s'agit bien d'une forme d'immanence ; énoncées aussi simplement, toutes les contradictions se résolvent.
     Souvenez-vous de ce que je vous disais sur le cinéma ; je vous disais qu'en faisant des études de sémiologie sur le cinéma, je suis arrivé plus ou moins à découvrir, sur les traces de Morris qui enseigne la sémiologie à Chicago, et tout en lisant les grands linguistes - Jakobson, bien sûr, et comment ne pas penser à de Saussure, et tant d'autres -, en bien en faisant ces études, j'ai analysé ce que pouvait être la langue du cinéma. Je suis parvenu à la voir comme un système de signes iconiques qui exprime la réalité à travers la réalité même. Par exemple, si je dois dire de façon littéraire ce qu'est un arbre, j'ai un code linguistique écrit et parlé, où le mot "arbre" - signe conventionnel arbitraire, comme le dit Saussure - est le symbole de cet arbre ; c'est le signifiant du signifié. Mais si je veux donner à voir cet arbre au cinéma, je reproduirai l'arbre  même ; plutôt que d'exprimer l'arbre par le signe, je le montre en montrant l'arbre - ce que  Morris appelle l'arbre in-signo (littéralement en-signe). L'arbre devient alors le signe iconique de lui-même, que j'appelle "in-signo" (en-seigne).

     GC : Si j'osais vous faire une objection, je vous dirais que l'image visible de l'arbre est déjà l'aboutissement de tout un processus de synthèse, c'est déjà une représentation particulière et non de l'arbre en soi...

     PPP : C'est vrai dans un film, un film d'auteur.

     GC : Mais c'est vrai aussi quand nous le regardons simplement...

     PPP : J'y arrive. Quand je dis que je représente l'arbre par l'arbre, dans le cinéma, c'est que j'ai une série "d'en-seignes" qui correspondent aux objets de la réalité. Voilà où je voulais en venir ; si je devais faire une sémiologie du cinéma, je ferais sans doute une sémiologie semblable à celle que je ferais de la réalité. Chacun de nous possède inconsciemment un code la réalité ; peut-être ce code n'est-il pas écrit ; mais ce code écrit à travers chacun de ceux qui reconnaissent la réalité serait, pour un professeur de sémiologie, une sémiologie générale de la réalité. Et si nous pouvons entreprendre une sémiologie de la réalité, ça veut dire que la réalité est elle-même un langage. Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l'ai dit, la réalité est hiérophanie - elle l'est de façon sentimentale et intuitive - et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n'est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement-dit un langage sacré.

lundi 8 juin 2015

Zabriskie Point - Antonioni - Film

Deux jeunes se révoltent, chacun dans sa vie et à sa manière, Mark, étudiant rebelle et révolutionnaire, et Daria, secrétaire un peu bonasse, un peu idéaliste. 
Tout les deux en fuite, il se rencontrent dans la vallée de la mort (dans le désert des USA). 
Loin des flics et de la société de consommation, enfin libres, ils donnent libre court à leurs imaginations et phantasmes, sableux et poussiéreux. 
Mais la réalité, comme d'habitude, finit par imposer ses lois. Enfin, est-ce seulement dans les apparences extérieures ? Ne dit-on pas qu'il n'y a de vérité que intérieure ?! 

Une des Répliques de Mark pendant l'AG des étudiants : 
 « Je suis prêt à mourir pour la révolution, mais je ne suis pas prêt à mourir d'ennui »

 

lundi 1 juin 2015

Castoriadis - L'institution imaginaire de la société - Extraits



" « L'histoire universelle est le jugement dernier. » Malgré sa résonance théologique, c'est l'idée la plus radicalement athée de Hegel : il n'y a pas de transcendance, pas de recours contre ce qui se passe ici, nous "sommes" définitivement ce que nous devenons, ce que nous serons devenus " 
pp. 15. 

L'art ludique de transmettre des idées philosophiques sérieuses chez Castoriadis. 
Sujet et objet de la connaissance historique
"... cela même, qui fonde la possibilité d'une connaissance historique... interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir achevé et transparent - puisqu'elle est elle-même, dans son essence, un phénomène historique qui demande à être saisi et interprété comme tel. Le discours sur l'histoire est inclus dans l'histoire.
Il ne faut pas confondre cette idée avec les affirmations du scepticisme ou du relativisme naïf : ce que chacun dit n'est jamais qu'une opinion, en parlant on se trahit soi-même plutôt qu'on ne traduit quelque chose de réel. Il y a bel et bien autre chose que la simple opinion (sans quoi ni discours, ni action, ni société ne seraient jamais possibles), on peut contrôler ou éliminer les préjugés, les préférences, les haines, appliquer les règles de l'« objectivité scientifique ». Il n'y a pas que des opinions qui se valent, et Marx par exemple est un grand économiste, même lorsqu'il se trompe, tandis que François Perroux n'est qu'un bavard, même lorsqu'il ne se trompe pas." 
pp. 49.


L'enchaînement des significations 
 et la « ruse de la raison » 
"... Lorsque Hegel dit à peu près qu'Alexandre devait nécessairement mourir à trente-trois ans parce qu'il est de l'essence d'un héros de mourir jeune et qu'on n'imagine pas un Alexandre vieux, et lorsqu'il érige ainsi une fièvre accidentelle en manifestation de la Raison cachée dans l'histoire, on peut observer que précisément notre image de ce qu'est un héros a été forgée à partir du cas réel d'Alexandre et d'autres analogues, et qu'il n'y a donc rien de surprenant à ce que l'on retrouve dans l'évènement une forme qui s'est constituée pour nous en fonction de l'événement"

"... le sens historique (c'est-à-dire, un sens qui dépasse le sens effectivement vécu et porté par les individus) semble bel et bien pré-constitué dans le matériel que nous offre l'histoire. Pour rester dans l'exemple cité plus haut, le mythe d'Achille qui lui aussi meurt jeune (et de nombreux autres héros, qui ont le même sort) n'a pas été forgé en fonction de l'exemple d'Alexandre (ce serait plutôt le contraire). Le sens articulé : « Le héros meurt jeune » paraît avoir fasciné l'humanité depuis toujours, en dépit - ou à cause - de l'absurdité qu'il connote, et la réalité semble lui avoir fourni assez de support pour qu'il devienne « évident ». De même, le mythe de la naissance du héros, qui présente à travers des cultures et des époques très diverses des traits analogues (qui à la fois déforment et reproduisent des faits réels), et finalement tous les mythes témoignent de ce que faits et significations sont mêlés dans la réalité historique longtemps avant la conscience rationalisante de l'historien ou du philosophe n'intervienne."

"...
Il y a donc un problème essentiel : il y a des significations qui dépassent les significations immédiates et réellement vécues et elles sont portées par des processus de causation qui, en eux-même, n'ont pas de signification - ou pas cette signification là."
pp. 75 et 76.


" Lorsqu'un astronome spiritualiste, comme Sir James Jeans, dit que Dieu est un mathématicien, et lorsque des matérialistes dialectiques affirment farouchement que la matière, la vie et l'histoire sont intégralement soumises à un déterminisme dont on trouvera un jour l'expression mathématique, il est triste de penser que sous certaines conditions historiques les partisans de chacune de ces écoles auraient pu fusiller ceux de l'autre (et l'ont effectivement fait). Car ils disent tous exactement la même chose, lui donnant simplement un nom différent. 
   Une dialectique « non spiritualiste » doit être tout aussi une dialectique « non matérialiste » au sens qu'elle refuse de poser un Être absolu, que ce soit comme esprit, comme matière ou comme la totalité déjà donnée en droit de toutes les déterminations possibles. Elle doit éliminer la clôture et l'achèvement, repousser le système complété du monde. Elle doit écarter l'illusion rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y a de l'infini et de l'indéfini, admettre, sans pour autant renoncer au travail, que tout détermination rationnelle laisse un résidu non déterminé et non rationnel, que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été analysé, que nécessité et contingence sont continuellement imbriquées l'une dans l'autre, que la « nature », hors de nous et en nous, est toujours autre chose et plus que ce que la conscience en construit, - et que tout cela ne vaut pas seulement pour l'« objet », mais aussi pour le sujet, et non seulement pour le sujet « empirique » mais aussi pour le sujet « transcendantal » puisque toute législation transcendantale de la conscience existe dans un monde (ordre et désordre, saisissable et inépuisable) - fait que la conscience ne peut pas produire elle-même, ni réellement ni symboliquement. " 
pp. 81 et 82.

samedi 18 avril 2015

Le rois du bois - Pierre Michon - Quatrième de couverture et Extrait

Un jour où, comme à l'accoutumée, il mène glander les porcs à travers la chênaie, un jeune paysan voit un carrosse s'arrêter dans le chemin. Une fille très parée en descend et trousse haut ses jupes sous les yeux stupéfaits de l'enfant caché dans les fougères.

Cette apparition éblouissante, la chair blanche et les dentelles, le pouvoir qu'ont les puissants de jouir avec arrogance du luxe et de la beauté, il va désirer les faire siens.

Arraché à sa condition, il restera pendant vingt ans au service du peintre Claude le Lorrain. Mais la peinture n'aura pas su le faire prince et combler ses espérances.

C'est, pour finir, au coeur des bois qu'il se taille son royaume, un royaume sans illusions, simple et noir, fait de jouissances immédiates et d'un dépit triomphant qui fait résonner dans l'ultime phrase du livre ses accents diaboliques : " Maudissez le monde, il vous le rend bien. "

 

"
    J'avais vu la nudité de bien d'autres femmes. Je connaissais aussi l'usage immodéré qu'elles en font, quand sous un homme elles bougent, disjointes mais de toutes leurs forces refermées, luttant avec ce rien qui les comble. Mais pour belles qu'elles fussent parfois, celles que j'avais vues ainsi entreprises n'avaient pas la jambe blanche ni de torsades aux cheveux, et leurs robes sous lesquelles des vachers s'amusaient étaient faites de ces étoffes indécises dans quoi nous autres emballons tout ce qui se consomme et doit disparaître, mais pas tout de suite, pas tout à fait, nos grains comme nos femmes, nos trois écus, nos morts, nos fromages. Surtout, elles avaient de la vergogne, et ne savaient pas en jouer, peut-être parce qu'elles croyaient que leur vergogne à elles ne dissimulait rien; et comment eussent-elles pu s'étonner et s'éjouir de la saleté clandestine qui nous emplit et peut-être nous fonde, elles dont la saleté était l'élément et comme la peau, l'air qu'elles respiraient sur les troupeaux et la terre pourrie qui leur giclait aux orteils dans les étables, et sur elles à demeure installé le suint du corps vil qui travaille, et qui même besogné, disjoint, hurlant, a l'air de travailler encore; et à ce titre, pue"
pp. 21 et 22.

dimanche 5 avril 2015

A quoi servent les poèmes - Pierre Michon

 Il m'est rarement arrivé de prier. Au début de septembre 2001, ma mère, qui pendant sa vie d'adulte avait été mon père et ma mère, qui dans sa grande vieillesse aurait pu être ma fille, ma mère se mourait à l'hôpital de la petite ville de G. Il y avait des arbres énormes par sa fenêtre, une muraille de feuilles. Chaque journée de cette fin d'été était belle, le soleil variait à n'en plus finir sur ce mur vert, sous les yeux d'une mourante qui avait aimé les arbres. Je la voyais chaque jour, mais quand j'arrivai le 7 septembre, je vis que ça y était (mon esprit le vit, mon cœur ne pouvait pas suivre): elle râlait, elle ne parlerait plus, elle était entrée dans ce moment de l'âme errante que les Tibétains appellent le Bardo. Je m'assis près d'elle et, au bout d'un moment que je suis incapable de mesurer, heures ou minutes, je me levai en coup de vent, sortis et courus dans une librairie pour acheter des livres. Je pris le temps de choisir. Je revins avec le volume XXIII de la Carte archéologique de la Gaule romaine, le tome deux des Dits et écrits de Michel Foucault dans l'édition Quarto, et un troisième livre que j'ai oublié. Je courais encore comme le lièvre de la fable. Il pouvait être six heures après midi. 

 Quand j'entrai dans la chambre de ma mère, elle ne râlait plus, elle ne respirait plus, sa main que je pris était encore tout à fait tiède. L'infirmière appelée ayant ratifié sa mort, on me laissa. Mon esprit seul était là et constatait, comme tout à l'heure. Les livres étaient bien sagement posés au pied du lit dans leur petite pochette, près des pieds des cadavres qui sont tout petits. La muraille verte était bonne à l'esprit. L'esprit était tiède, lui aussi, comme il l'est toujours. Je devais prier, appeler le cœur et l'âme, que cette femme méritait. J'essayai une de ces choses apprises au catéchisme, sans doute le Notre-Père, je m'arrêtai très vite. Et puis le texte, la prière, s'imposa, venue de très loin, comme envoyée par un autre, et je la dis haut, pour que la morte l'entende, en quelque sorte: «Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci.» Le cœur et l'âme accoururent, je dis le poème d'un bout à l'autre comme il doit être dit, dans les larmes. Je me tins debout devant le cadavre de ma mère comme on doit s'y tenir, dans les larmes.

 J'ai prié une autre fois, au mois d'octobre, quelques années plus tôt. Un enfant était né dans la nuit, je venais de rentrer chez moi au petit matin. Quelque chose me vint qui était de l'envie de prier, de clore, de m'ouvrir. Assis sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on est tout seul, j'ai dit d'un bout à l'autre à haute voix Booz endormi. Je l'ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l'acceptation de tout, l'espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours. 

 L'Epitaphe Villon peut être dite pour une mère morte, Booz endormi peut être dit pour une fille née vivante et viable comme l'écrivent les obstétriciens dans leur rapport de routine. II y a bien peu de pièces de vers qui peuvent tenir en ces deux occasions, comme on dit que le tungstène tient dans la température du zéro absolu, sur les beaux télescopes suspendus entre terre et lune qui regardent le Big Bang. Le tungstène regarde le Big Bang. Les deux poèmes que j'ai dits regardent les cadavres, tous les cadavres parmi lesquels il y a ceux des mères, ils regardent l'âme qui se souvient de ces cadavres qu'elle a habités, d'où elle a observé le petit morceau de Big Bang à elle fugitivement dévolu; ils regardent les corps vivants, les petits enfants qui naissent, qui vieilliront et mourront. Ils les regardent, ils leur parlent, ils en parlent, cadavres, petits enfants et nous qui sommes entre les deux, comme si cadavres, petits enfants et nous c'était le même – et c'est le même. Ils rassurent le cadavre, ils assurent l'enfant sur ses jambes. Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n'en vois guère d'autre. 

 Les poèmes peuvent avoir cet effet, ils peuvent servir à ça, tenir dans le même coup d'œil le Big Bang et le Jugement dernier, et tout ce qui arrive entre les deux, le deuil éternel et la joie qui l'est aussi, la richesse et la misère son ombre, la muraille verte, la morte, les adjectifs vivante et viable; bouleverser les hommes en les douant fugacement de cette double vue. A quoi bon des poètes, en nos temps qui sont des temps de détresse, l'année de détresse 2002, comme l'était l'année 1462 à Moulins où Villon bouclait le Testament, comme l'était l'année 1859 en mai de laquelle Hugo écrivit Booz, comme l'était l'année indécise du néolithique tardif pendant laquelle Booz rêvait – vozu Dichter, pourquoi des poètes? Pour ça seulement. 
 [...] 
 Il n'est peut-être pas indifférent de dire le peu qui se passe dans ce poème, d'après ce que j'en comprends: un homme dort une nuit de battage ou de moisson. Il dort à la belle étoile. C'est dans les temps bibliques. L'homme qui dort est un moissonneur et un peu plus qu'un moissonneur, le maître de la moisson, un gros propriétaire, un latifundiaire. Le grain ruisselle. Cet homme est veuf, sans enfants, très vieux, il accomplit le bout du parcours dans les formes, sans ressentiment. Il fait un rêve: il y voit, sous la forme raide d'un chêne qui lui pousse au ventre, une érection juvénile et une longue descendance très illustre. Il n'y croit pas, il sait qu'il rêve. Il a tort: pendant qu'il dort et rêve, une étrangère qu'il a embauchée comme glaneuse, une très jeune femme, s'est couchée près de lui, a dévoilé sans ambiguïté sa poitrine, et attend son bon plaisir. Les yeux ouverts sur le ciel, elle se pose une question sur l'origine de la lune. 

 Voilà ce que tout le monde y peut entendre: l'engrangement des blés, l'engendrement impossible mais probable, le sommeil des hommes et la veille volontaire des femmes, la lune et les étoiles dont on ne sait pas vraiment comment c'est fait. 

 On peut y entendre davantage, mais parce qu'on l'a lu par ailleurs, cela n'est pas dit dans le poème, ce sont des récits de la tribu: Booz est le dernier rejeton de la lignée d'Abraham, qui doit s'éteindre avec lui. Ce que lui offre l'étrangère, qui croit n'offrir que son corps, c'est de relancer la lignée d'Abraham, d'aider à faire venir ce pour quoi cette famille existe, de rendre possible l'Incarnation. Après le poème, après l'accouplement dans le noir, après les rimes embrassées et les corps embrassés, naîtra Obed, qui aura pour petit-fils David, roi, qui aura lui-même pour lointaine progéniture Jésus de Nazareth, qui clora une fois pour toutes la lignée d'Abraham un vendredi à trois heures de l'après-midi, – mais qu'importe la lignée d'Abraham dès lors qu'en trente-trois ans de vie on a installé l'Eternité dans le temps, l'incommensurable dans la mesure, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'ineffable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans les yeux des hommes. 

 C'est cela que joue l'étrangère qui s'offre, c'est l'Incarnation, l'événement prodigieux, le cœur battant de l'Occident, la raison et la folie de l'Occident. Sans elle, sans ses seins, sans son grand appétit nocturne, pas de Dieu tout vif, pas de Croix, pas d'évangélistes quatre fois enfonçant le clou, pas de dieu sans nation spécifique, pas de toute-puissance accrochée là-haut qui rend les hommes libres. Elle regarde la lune.

samedi 7 février 2015

Rome, la caste et la multiplicité - Michel Serres - Extrait


     La plèbe romaine face à l'ordre patricien est une multitude pure. Les nobles forment une classe. Ils sont parfaitement et depuis très longtemps organisés : attachés à la propriété agricole, autels domestique, tombeaux des ancêtres, hiérarchie familiale, branches cadettes, clientèle, serviteurs et esclaves. Voilà un ordre. La plèbe n'a pas de loi, pas de magistrats. Elle n'est pas un peuple, elle n'est pas un corps, elle n'est pas un groupe, elle n'est pas une vraie collectivité. Elle est la multitude pure. Foule, agrégat, population, nuage, confusion, troupeau de bêtes.
     Non, Rome n'a pas connu la lutte des classes. La lutte des classes suppose deux classes, deux armées composées, organisées, ordonnées, disciplinées. De même que la guerre de tous contre tous n'en est pas une, de même la lutte des classes, ou le certamen ordinum, l'affrontement des ordres, est une manière ou optimiste ou fausse de parler. Elle cache l'histoire. 
     Sont face à face une classe et une non-classe. Un noyau d'ordre est environné de désordre. Et c'est là le problème ou la question vrais. L'histoire de la plèbe romaine est l'ensemble des fluctuations qu'un désordre connaît pendant qu'il s'ordonne. L'ordre patricien, classique, résiste, se défait, se refait, tombe vers le désordre. Le désordre plébéien fluctue, s'organise, s'ordonne, se défait, se refait, va vers l'ordre, retombe au désordre.
     La multitude pure est le sujet ou l'objet de l'histoire, l'ordre et les rapports d'ordre, fussent-ils combattants, ne sont que les objets de la stabilité. Ainsi les trois cent six mourants nommés Fabius sortent de Rome entourés de la tourbe, de la foule du public. Cette circonstance, ce nuage flottant autour d'un ensemble standard est un bon concept. L'ordre sort de Rome et la tourbe y demeure pour continuer le temps.

Michel Serres; Rome; pp. 156 et 157.

vendredi 23 janvier 2015

Mircea Eliade - Le mythe de l'éternel retour - Avant-propos

     ... (Ce livre) interroge les conceptions fondamentales des sociétés archaïques, qui, tout en connaissant elles aussi une certaine forme d' "histoire", s’évertuent à n'en pas tenir compte. Un trait nous a surtout frappé, en étudiant ces sociétés traditionnelles : c'est leur révolte contre le temps concret, historique, leur nostalgie d'un retour périodique au temps mythique des origines, au Grand Temps. Le sens et la fonction de ce que nous avons appelé "archétypes et répétition" ne se sont révélés à nous que lorsque nous avons saisi la volonté de ces sociétés de refuser le temps concret, leur hostilité à toute tentative d' "histoire" autonome, c'est-à-dire d'histoire sans régulation archétypale. Cette fin de non-recevoir, cette opposition ne sont pas simplement l'effet des tendances conservatrices des sociétés primitives, ainsi que le prouve ce livre. A notre avis, on est fondé à lire dans ces dépréciation de l'histoire, c'est-à-dire des événements sans modèle trans-historique, et dans ce rejet du temps profane, continu, une certaine valorisation métaphysique de l'existence humaine. Mais cette valorisation n'est en aucun cas, celle qu'essaient de donner certains courants philosophiques post-hégéliens, notamment le marxisme, l'historicisme et l'existentialisme, depuis la découverte de l' "homme historique", de l'homme qui est dans la mesure où il se fait  lui-même au sein de l'histoire.


    

dimanche 18 janvier 2015

Michel Serres - l'équivalence de l'écononmie et de la théologie

     Recommençons : Hercule est voleur, Hercule est volé, il est meurtrier, il va être assassiné, il est divinisé. Il prend toutes les valeurs : homme ignoble, héros, dieu. Cacus est voleur, Cacus est volé, tout autant voleur et volé que le héros même, confiant dans sa force tout autant que lui, Cacus est assassiné, on a calomnié Cacus en l'affublant d'un nom ignoble, on l'accuse peut-être pour justifier Hercule et son apothéose, Cacus est un quasi-Hercule, Hercule est un super-Cacus. Évandre le surmâle, homme juste et savant, triche et ment. ce qui sort de la boîte noire est une langue à mille voix, ce qui sort de la boîte noire a mille sens substitutifs. La trace passe et repasse en tous sens, la parole dit tout, elle bruisse, elle est peut-être celle de Carmenta. La voix de la prophétesse dit ceci pour autre chose, dit ceci au lieu de cela, elle signifie en substituant. La vérité n'est jamais qu'une stabilité parmi des substitutions, elle n'est qu'un invariant parmi leur changement.
     Plus encore, mieux encore, en chaque point, ici, est une bête brute, un homme, un pâtre ou berger, un héros courageux, un lâche, un demi-dieu, un dieu. Les sens, les valeurs buissonnent. Ce qui sort de la boîte noire est bien un géométral de légende, mais il faut y regarder de plus près. Chacun prend beaucoup de valeurs, et c'est parce qu'il les prend qu'il est substituable. Chacun est substituable, en laissant sauve la vérité de l'histoire. Mais il se trouve que certains sont, si j'ose dire, plus substituables que d'autre : Hercule a réellement toutes les valeurs, voleur, volé, sous prescription, lâche et courageux, incertain et certain, meurtrier ignoble et à demi lynché, homme, pour tout cela, mais, finalement, dieu. Cacus est mort, il n'est pas dieu. Evandre est roi, il n'est pas dieu. Hercule seul est un joker. Les autres sont des quasi-jokers, ils ne sont pas complètement substituables. Faut-il être un joker pour devenir dieu ? Hercule seul est un élément blanc, les autres sont en voie de le devenir. Que sort-il de la boîte noire ? Des éléments blancs ou quasi-blancs.
     Un dieu est un vrai joker. Plus il est dieu et plus il est joker. Voyez Jupiter : il se fait cygne, il est taureau, il est cette pluie d'or qui bat le seuil de Danaé. Totalement substituable est le divin, totalement vicariant, totalement vicaire et victime. Vu d'ici, Jupiter est taureau, de là, il est cygne ; perçu des portes de la fille Danaé, il est pluie d'or abondante et large. Jupiter est le géométral des substitutions, il est l'ichnographie du monstrueux. Le dieu n'est pas un monstre, il est tous les monstres possibles, il somme les scénographies de monstres. Il est, ainsi, un élément blanc, blanc comme la somme des couleurs. Et c'est pourquoi un récit mythique a si souvent toutes valeurs, il met en jeu des jokers ou éléments blancs. Et c'est pourquoi il surplombe toujours l'ensemble des explications, toutes linéaires et analytiques, toutes inclinées. Le mythe comprend l'histoire, nulle histoire n'explique le mythe. L'histoire est une suite analytique issue, comme les bœufs, de la boîte noire à éléments blancs. L'Iliade est une séquence possible des légende, légende en effet, non pas mythe, puisque Hercule y est le seul joker divin. La légende est un mythe légèrement incliné. Je veux dire un géométral légèrement sténographié. Je veux dire un compas légèrement calé. Il incline vers l'aval, il descend une petite pente.
     Nous ne sommes plus très loin des origines. La boîte noire est boîte de Pandore, tout peut en sortir. Le mythe est riche de tout le substituable, la légende en comprend beaucoup. Ainsi Tite-Live, romain, est-il plus près de l'histoire qu'Homère, hellène, mais pas beaucoup plus près. Qui peut se flatter d'en être voisin ?

     Une première digression, je vous prie. Le mythe accompli, disant le divin, mêle des élément blancs. Il dessine un géométral au moyen de jokers. Il obtient alors tous les sens, il est une somme, il est, si j'ose le mot, pansémique. N'importe quel sens de l'histoire est donc déjà compris par lui. Théorème : nous pourrons toujours comprendre l'histoire au moyen des théologies.
     L'argent et l'or, le papier-monnaie sont des équivalents généraux. Une somme, une somme d'argent est un élément blanc. Vous pouvez, avec elle, obtenir un taureau, un lac de cygnes, faire couler une pluie d'or du côté des propylées de Danaé, tenter, paraît-il, les dieux mêmes. Un récit raconté au moyen de tels jokers est, à nouveau, un géométral. N'importe quel sens de n'importe quelle histoire est donc déjà compris par lui. Théorème : nous pourrons toujours comprendre l'histoire au moyen de l'économie.
     Conclusion : économie et théologie sont des explications équivalentes de l'histoire. Équivalentes : je veux dire omnivalentes.
     Nous sacrifierons, dans le même temple, à Jupiter et à Quirinus.
     Or, le géométral est obtenu par la substitution, par l'ensemble des substitutions victimaires. L'omnivalence est obtenue par la violence.
     Nous sacrifions, sur le même autel, à Jupiter, à Mars, à Quirinus. La théologie, la violence et l'économie sont sur la même ligne, ou plutôt, elles occupent le même espace, je veux dire : tout l'espace.

Rome. pp. 40 à 42.

Baccio Bandinelli - Statut de Hercules et Cacus à Florence

vendredi 16 janvier 2015

Michel Serres - Rome, le livre des fondations - Extrait

    Je ne sais pas, dit Tite-Live, où me conduit la remontée vers l'origine ou vers la fondation de Rome. Je ne fais pas confiance aux historiens, aux archives écrites perdues, aux traditions orales. La Quellenforschung ne cesse jamais, remonte à Valerius Antias, à Claudius Quadrigarius, ou à Fabius Pictor, à Cincius Alimentus et ainsi de suite. Sabots de bœufs après sabots de bœufs, nous ne sortons jamais des textes et nous tournons le dos à l'origine noire. Le texte écrit m'amène dans la plaine, la tradition orale m'appelle vers la colline. L'historien est Hercule et ses mille travaux, sa confusion et son incertitude. Toi qui me lis, ne crois pas que les traces vont toutes et toujours dans ce sens, écoute le matin les bœufs qui mugissent dans le noir. Recherche inquiète des sources ou quête de la fondation d'origine." Michel Serres; Rome, le livre des fondations; pp. 23.

lundi 5 janvier 2015

Je suis sûr que la vie est là... et le sens peut-être ?

     Je parlais à une amie des choses intellectuelles que je découvre et mes raisonnements qui lient ma jadis naissance à ma future mort... Elle me disait oui, oui, oui sans aucune conviction.

     Ma première impression fut expéditive: encore une superficielle... Heureusement, j'ai, quand même, un soupçon de doute. Mon amie est loin d'être superficielle, je vous rassure, et moi, j'ai reformulé ma première impression en interrogation: "Pourquoi n'est-elle pas sensible à mes gestations du sens?"

     Je pense avoir trouver une première réponse : Elle a l'immense pouvoir de donner la Vie alors que je ne fais qu'imiter ce pouvoir en essayant de donner un Sens à cette ladite vie. J'ai pensé, en suite, que formuler les choses ainsi pouvait être réducteur pour la femme. Ceci est, évidemment, faux!

     Je vous pose la question en attendant que je reformule la réflexion.

Guy de Maupassant - Auprès d'un mort - Nouvelle

    Il s'en allait mourant, comme meurent les poitrinaires. Je le voyais chaque jour s'asseoir, vers deux heures, sous les fenêtres de l'hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc de la promenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur du soleil, contemplant d'un oeil morne la Méditerranée. Parfois il jetait un regard sur la haute montagne aux sommets vaporeux, qui enferment Menton ; puis il croisait, d'un mouvement très lent, ses longues jambes si maigres qu'elles semblaient deux os, autour desquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre, toujours le même.
    Alors il ne remuait plus, il lisait, il lisait de l'oeil et de la pensée ; tout son pauvre corps expirant semblait lire, toute son âme s'enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livre jusqu'à l'heure où l'air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alors il se levait et rentrait.
    C'était un grand Allemand à barbe blonde, qui déjeunait et dînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.
    Une vague curiosité m'attira vers lui. Je m'assis un jour à son côté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un volume des poésies de Musset.
    Et je me mis à parcourir Rolla.
    Mon voisin me dit tout à coup, en bon français :
    "Savez-vous l'allemand, Monsieur ?
    - Nullement, Monsieur.
    - Je le regrette. Puisque le hasard nous met côte à côte, je vous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose inestimable : ce livre que je tiens là.
    - Qu'est-ce donc ?
    - C'est un exemplaire de mon maître Schopenhauer, annoté de sa main. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont couvertes de son écriture."
    Je pris le livre avec respect et je contemplai ces formes incompréhensibles pour moi, mais qui révélaient l'immortelle pensée du plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre.

    Et les vers de Musset éclatèrent dans la mémoire :
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?

    Et je comparais involontairement le sarcasme enfantin, le sarcasme religieux de Voltaire à l'irrésistible ironie du philosophe allemand dont l'influence est désormais ineffaçable.
    Qu'on proteste ou qu'on se fâche, qu'on s'indigne ou qu'on s'exalte, Schopenhauer a marqué l'humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement.
    Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l'amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des coeurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd'hui même, ceux qui l'exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée.
    "Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ?" dis-je à l'Allemand.
    Il sourit tristement.
    - Jusqu'à sa mort, Monsieur.
    Et il me parla de lui, il me raconta l'impression presque surnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux qui l'approchaient.
    Il me dit l'entrevue du vieux démolisseur avec un politicien français, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et le trouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu de disciples, sec, ridé, riant d'un inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les croyances d'une seule parole, comme un chien d'un coup de dents déchire les tissus avec lesquels il joue.
    Il me répéta le mot de ce Français, s'en allant effaré, épouvanté, et s'écriant :
    "J'ai cru passer une heure avec le diable."
       Puis il ajouta :
    "Il avait, en effet, Monsieur, un effrayant sourire qui nous fit peur, même après sa mort. C'est une anecdote presque inconnue que je peux vous conter si elle vous intéresse."

    Et il commença, d'une voix fatiguée, que les quintes de toux interrompaient par moments :
    - Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu'au matin.
    Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.
    C'est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades. Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nous asseoir au pied du lit.
    La figure n'était point changée. Elle riait. Ce pli que nous connaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il nous semblait qu'il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ou plutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentions plus que jamais dans l'atmosphère de son génie, envahis, possédés par lui. Sa domination nous semblait même plus souveraine maintenant qu'il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance de cet incomparable esprit.
    Le corps de ces hommes-là disparaît, mais ils restent, eux ; et, dans la nuit qui suit l'arrêt de leur coeur, je vous assure, Monsieur, qu'ils sont effrayants.
    Et, tout bas, nous parlions de lui, nous rappelant des paroles, des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des lumières jetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vie inconnue.
    "Il me semble qu'il va parler", dit mon camarade. Et nous regardions, avec une inquiétude touchant à la peur, ce visage immobile et riant toujours.
    Peu à peu nous nous sentions mal à l'aise, oppressés, défaillants. Je balbutiai :
    "Je ne sais pas ce que j'ai, mais je t'assure que je suis malade."
    Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre sentait mauvais.
    Alors mon compagnon me proposa de passer dans la chambre voisine, en laissant la porte ouverte ; et j'acceptai.
    Je pris une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et je laissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à l'autre bout de l'autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le mort, en pleine lumière.
    Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit que son être immatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdait autour de nous. Et parfois aussi l'odeur infâme du corps décomposé nous arrivait, nous pénétrait, écœurante et vague.
    Tout à coup, un frisson nous passa dans les os : un bruit, un petit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards furent aussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, Monsieur, nous vîmes parfaitement, l'un et l'autre, quelque chose de blanc courir sur le lit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous un fauteuil.
    Nous fûmes debout avant d'avoir eu le temps de penser à rien, fous d'une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous sommes regardés. Nous étions horriblement pâles. Nos coeurs battaient à soulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.
    "Tu as vu ?...
    - Oui, j'ai vu.
    - Est-ce qu'il n'est pas mort ?
    - Mais puisqu'il entre en putréfaction ?
    - Qu'allons-nous faire ?"
    Mon compagnon prononça en hésitant :
    "Il faut aller voir."
    Je pris notre bougie, et j'entrai le premier, fouillant de l'oeil toute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne remuait plus ; et je m'approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur et d'épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d'une horrible façon, la bouche serrée, les joues creusées profondément. Je balbutiai :
    "Il n'est pas mort !"
    Mais l'odeur épouvantable me montait au nez, me suffoquait. Et je ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme devant une apparition.
    Alors mon compagnon, ayant pris l'autre bougie, se pencha. Puis il me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son regard, et j'aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc sur le sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier de Schopenhauer.
    Le travail de la décomposition, desserrant les mâchoires, l'avait fait jaillir de la bouche.
    "J'ai eu vraiment peur ce jour-là, Monsieur."
    Et, comme le soleil s'approchait de la mer étincelante, l'Allemand phtisique se leva, me salua, et regagna l'hôtel.

30 janvier 1883

Guy de Maupassant - La chevelure - Nouvelle

 
    Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu'on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d'un oeil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu'il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?
    Le médecin me dit: "Il a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile. Il a d'ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document." Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. "Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis."
    Voici ce que contenait ce cahier:

    Jusqu'à l'âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m'apparaissait très simple, très bonne et très facile. J'étais riche. J'avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C'est bon de vivre ! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l'espérance paisible du lendemain et de l'avenir sans souci.
    J'avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon coeur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d'amour après la possession. C'est bon de vivre ainsi. C'est meilleur d'aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l'amour est venu me trouver d'une incroyable manière.
    Etant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux coeurs qui les avaient aimées, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l'avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n'avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic-tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l'avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le coeur de la montre battant contre le coeur de la femme ? Quelle main l'avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l'avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l'heure attendue, l'heure chérie, l'heure divine ?
    Comme j'aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possédé par le désir des femmes d'autrefois; j'aime, de loin, toutes celles qui ont aimé ! L'histoire des tendresses passées m'emplit le coeur de regrets. Oh ! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances ! Tout cela ne devrait-il pas être éternel !
    Comme j'ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d'âge en âge. - Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.
    Le passé m'attire, le présent m'effraie parce que l'avenir c'est la mort. Je regrette tout ce qui s'est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l'heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.
    Adieu celles d'hier. Je vous aime.
    Mais je ne suis pas à plaindre. Je l'ai trouvée, moi, celle que j'attendais; et j'ai goûté par elle d'incroyables plaisirs.
    Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVII° siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
    Puis je passai.
    Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait.
    Quelle singulière chose que la tentation ! On regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose ; et on l'aime déjà, on le désire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d'abord, comme timide, mais qui s'accroît, devient violent, irrésistible. Et les marchands semblent deviner à la flamme du regard l'envie secrète et grandissante.
    J'achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.
    Oh ! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu'il vient d'acheter. On le caresse de l'oeil et de la main comme s'il était de chair; on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours, où qu'on aille, quoi qu'on fasse. Son souvenir aimé vous suit dans la rue, dans le monde, partout; et quand on rentre chez soi, avant même d'avoir ôté ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d'amant.
    Vraiment, pendant huit jours, j'adorai ce meuble. J'ouvrai à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.
    Or, un soir, je m'aperçus, en tâtant l'épaisseur d'un panneau, qu'il devait y avoir là une cachette. Mon coeur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.
    J'y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j'aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme !
    Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d'or.
    Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé ! Un parfum presque insensible, si vieux qu'il semblait l'âme d'une odeur, s'envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.
    Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'une comète.
    Une émotion étrange me saisit. Qu'était-ce que cela ? Quand ? comment ? pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ? Qui les avait coupés ? un amant, un jour d'adieu ? un mari, un jour de vengeance ? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir ?
    Etait-ce à l'heure d'entrer au cloître qu'on avait jeté là cette fortune d'amour, comme un gage laissé au monde des vivants ? Etait-ce à l'heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l'adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu'il pût conserver d'elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu'il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur ?
    N'était-ce point étrange que cette chevelure fût demeurée ainsi, alors qu'il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née ?
    Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d'une caresse singulière, d'une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j'allais pleurer.
    Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu'elle m'agitait, comme si quelque chose de l'âme fût resté caché dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m'en allai par les rues pour rêver.
    J'allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au coeur après un baiser d'amour. Il me semblait que j'avais vécu autrefois déjà, que j'avais dû connaître cette femme.
    Et les vers de Villon me montèrent aux lèvres, ainsi qu'y monte un sanglot:
Dictes-moy où, ne en quel pays
Est Flora, la belle Romaine,
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ?
Echo parlant quand bruyt on maine
Dessus rivière, ou sus estan ;
Qui beauté eut plus que humaine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?
..................................
La royne blanche comme un lys
Qui chantait à voix de sereine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys,
Harembouges qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Que Anglais bruslèrent à Rouen ?
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

    Quand je rentrai chez moi, j'éprouvai un irrésistible désir de revoir mon étrange trouvaille; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.
    Durant quelques jours, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l'armoire avec ce frémissement qu'on a en ouvrant la porte de la bien-aimée, car j'avais aux mains et au coeur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.
    Puis, quand j'avais fini de la caresser, quand j'avais refermé le meuble, je la sentais là toujours, comme si elle eût été un être vivant, caché, prisonnier; je la sentais et je la désirais encore ; j'avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m'énerver jusqu'au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux.
    Je vécus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m'obsédait, me hantait. J'étais heureux et torturé, comme dans une attente d'amour, comme après les aveux qui précèdent l'étreinte.
    Je m'enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l'enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour blond, à travers.
    Je l'aimais ! Oui, je l'aimais. Je ne pouvais plus me passer d'elle, ni rester une heure sans la revoir.
    Et j'attendais...j'attendais...quoi ? Je ne le savais pas ?
    - Elle.
    Une nuit je me réveillai brusquement avec la pensée que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.
    J'étais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir ; et comme je m'agitais dans une fièvre d'insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils ? Les baisers dont je la réchauffais me faisaient défaillir de bonheur ; et je l'emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu'on va posséder.
    Les morts reviennent ! Elle est venue. Oui, je l'ai vue, je l'ai tenue, je l'ai eue, telle qu'elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre; et j'ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.
    Oui, je l'ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle morte, l'Adorable, la Mystérieuse, l'Inconnue, toutes les nuits.
    Mon bonheur fut si grand, que je ne l'ai pu cacher. J'éprouvais près d'elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable, de posséder l'Insaisissable, l'Invisible, la Morte ! Nul amant ne goûta des jouissances plus ardentes, plus terribles !
    Je n'ai point su cacher mon bonheur. Je l'aimais si fort que je n'ai plus voulu la quitter. Je l'ai emportée avec moi toujours, partout. Je l'ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse...
    Mais on l'a vue ... on a deviné ... on me l'a prise ... Et on m'a jeté dans une prison, comme un malfaiteur. On l'a prise ... oh ! misère !...

    Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile.
    "Ecoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes."
    Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié:
    "Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement ?"
    Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or.
    Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse.
    Le médecin reprit en haussant les épaules :
    "L'esprit de l'homme est capable de tout."

dimanche 4 janvier 2015

Pascal Quignard - Introduction : Sur les objets et les détails

L'extrait, ci-dessous, est aussi tiré du livre "Pascal Quignard le solitaire", une rencontre avec Chantal Labeyre-Desmaison.

Rembrandt, la femme de Putiphar criant Joseph : Dermi mecum! (Couche avec moi!)
"
- Pourquoi parler des objets ? Pourquoi accorder de l'importance aux détails ?
- C'est vraiment compliqué et d'autant plus compliqué que la langue n'y aide guère. Il faudrait distinguer les "choses", qui ne proviennent pas de l'humanité ; les "êtres", qui sont les animaux dont ils dérivent et dont la source hante comme un souvenir ; les "objets qui sont de la main de l'homme" et qui trahissent un très ancien usage ou plutôt une très ancienne compagnie (puits, herse, arrosoir, chaussures, c'est à eux que font appel Chandos et Heidegger pour leurs extases) ; les "objets qui dérivent de l'industrie humaine" et qui ne sont ni uniques ni très solides ; les "petits objets" qui ont affaire à la frange du monde et qu'indique dans l'âme le désir des autres juste à l'instant de leur disparition (objets qu'on glisse de façon extraordinaire dans leur tombe) ; les "détails ou fruits de l'abandon" qui sont à la marge du groupe social mais qui ne sont jamais enregistrés dans les valeurs du groupe, lui paraissant trop bas ou trop constants pour être indiqués ou pour passer à la conscience ; les "étants ou entia"qu'il faut opposer aux possibles, aux désirés, aux chimères, aux rêvés, etc. Bref la réalité conçue comme un ensemble est incertaine.

- Il y a dans votre oeuvre une logique sans faille et - pardonnez-moi d'anticiper ainsi - je serais tentée de répondre que c'est parce qu'ils sont la preuve de la faillite intrinsèque du langage. Devant la prodigieuse mégalomanie du langage...
- Oui...
- De ceux qui l'utilisent...
- Oui...
- Par une inaltérable croyance dans la possibilité de tout dire...
- Oui...
- Le détail, qui se niche souvent dans l'objet de peu, vient signifier qu'il y a un reste, un impossible à dire et que c'est cet impossible qui donne tout son poids à ce qui est dit.
- Oui. Je crois que je comprends ce que vous dites.
- Je crois que ce qui n'est pas dit mais transparaît dans l'objet élu, chez vous ou chez Ponge par exemple, est le fond même de l'écriture, une profondeur obscure de sentiments inavoués, parce que inavouables ou informulables. C'est pourquoi la littérature moderne est si riche de cet aspect. Qu'on le veuille ou non, une certaine conception triomphaliste du langage et de la communication - même dans un monde qu'Internet fait rêver, et peut-être surtout dans ce monde-là - n'est plus historiquement possible. Le détail vient en dire le deuil, il est tout ce qui reste à dire, il en est l'indice.
- Rien à ajouter à ce que vous dites si bien. Et je suis heureux que vous nommiez Ponge. J'admirais beaucoup Ponge.
J'ajouterai peut être aussi, à cette nécessité du détail, ou plutôt à cette nécessité de détailler le perdu, deux autres phénomènes qui sont moins endeuillants et plus agressifs. La submersion des objets de l'industrie, objets devenus universels, même plus provinciaux, même plus nationaux, et l'intervention totalitaire, pour dire la valeur, de la représentation-monnaie par opposition à l'ancienne représentation-langage. Cela contribue beaucoup à ce besoin de relever tout ce qui est jeté hors de l'équivalence ou de la cote ou de l'échange standard.
La valeur est à ramasser dans ce qui est jeté.
Elle devient l'inconsommable.
Elle devient la part maudite.
Et cela, vous l'exprimez merveilleusement en employant le mot "inavouable".
Oui, grâce à vous, je crois que je ne dirai plus "secret".
Ni "authentique". Ni "préverbal". Ni "inexprimable".
Ni "silencieux". Ni mustikos. "Inavouable" est le mot.
Ce n'est pas la lumière du projecteur qui fait briller les yeux dans l'ombre. "Dormi mecum ! " Couche avec moi ! crie la famme Putiphar à Joseph l'Intendant en tirant sur son manteau pour l'en dépouiller.
Ses yeux brillent."