mardi 29 septembre 2015

Michel Serres - Eclaircissements - Extrait


     Les générations divines de la consommation heureuse perdirent de vue, il faut le comprendre, le vieux problème du mal : dès lors qu'attablées au festin d'immoralité elles goûtèrent, ivres d'ambroisie, à la maîtrise des douleurs dans le nouveau jardin de délices, pouvaient-elle s'attarder encore à la mémoire du malheur, aux livres des Pyramides, viatique terrible par l'espace désertique de la mort, aux lamentation du prophète Jérémie, sur les ruines de la ville, ou au livre de Job, hurlant sur le fumier, tesson à la main et grattant ses ulcères, aux terreurs monotones de la guerre de Troie, aux errances d'Ulysse parmi les coups de vent, aux tragiques grecs et à la punition de Prométhée, dieu du primitif apprentissage, à la passion de Jésus-Chris, mort sur la croix, aux martyres et aux sacrifices relatés par la légende dorée des saints chrétiens, aux récits ou aux scènes, chantés ou peints, des grandes passions et souffrances humaines, immense clameur continuée, plainte, complainte, psaume des hommes, pleurant le drame, absurde et vain, inutilement mortel, de leur propre violence inéradicable, lamentation basse et timide, continue, à peine audible, absolument belle et source de toute beauté, qui ne peut se faire entendre parce que la fureur de la violence, la rumeur de la vengeance, absolument laide et source de toutes les médiocrités, l'étouffent toujours, musique, voix, gémissement conservés par les cultures de la douleur dont nous sommes issus, bruit de fond transhistorique  dont nul ne comprend ni ne sait qui l'émet, de la somme des hommes, de la corde exaspérément tendue de l'histoire ou de l'unicité de Dieu ? A quoi bon garder, crurent-elle, ce qui, désormais, ne va plus servir à rien ?
     De même que les sciences dures vont leur destin sans homme, et risque donc l'inhumanité, de même que les sciences humaines vont le leur sans monde ni chose, et s'exposent donc à l'irresponsabilité, de même, en somme, et parallèlement les deux savoir ensemble imposent, au nom de la science enfin efficace et lucide, l'oubli des humanités, cri continu de souffrance, expression multiple, universelle en toutes langues, du malheur humain. Nos puissances courtes méprisent nos fragilités longues.
     Les deux anciens riaient, dit-on, pendant la fête immortelle arrosée de narcotiques, sourds aux lamentations des mortels. Allons-nous quitter l'Olympe alors que nos parents venaient seulement d'y accéder ? Crevant de ripaille morne, nous nous divertissons à voir, le soir, sur les écrans de télévision dispersés sur notre montagne d'abondance et d'argent, mourir par millions des hommes squelettiques ; mieux que nos frères, sont-ils nos enfants, ou, plutôt, nos produits ? Plus encore, les conditions nécessitantes de notre vie à venir ? Nos parents, par conséquent ?
     ...
      Comme le pouvoir et le devoir, le savoir et le malheur ne peuvent pas se séparer, tout aussi objectifs et, sans doute, universels l'un que l'autre. A ne connaître ou ne vivre que l'un d'eux, nous ignorons et ce que nous pensons et ce que nous faisons et ceux que nous sommes.
     Quand nous parlerons toutes les langues et pourrions déchiffrer tous les codes, quand nous serions instruits du savoir absolu, nous ne saurions rien sans l'expérience, au plus, sans l'écoute, au moins, de cette souffrance sans pardon ni fin dont la clameur de mer fait le bruit de fond sur lequel se détachent toutes nos connaissances et la condition de nos activités pratiques
     Là se trouve l'origine du savoir et de nos expertises ; non, nous ne nous sommes pas mis jadis à connaître les choses et agir sur leur devenir, parce que nous sentions et observions, par les cinq sens, comme, autrefois, la philosophie se divertit à le dire, pour rire, ou pour d'autres raisons aussi froides, mais parce que nous souffrîmes de nos misères ou de nos crimes et que nous émut l'intuition de notre mort précoce. Le savoir se fonde sur ce deuil.
     Nos capacités viennent de nos faiblesses et notre efficacité de nos fragilités ; notre science ne tient pas sur un autre socle que cet effondrement permanent, ce manque, cette glissade sans fin dans un abîme de douleur.
      Le problème du mal gît au fondement de la force que nous donnent nos moyens de le traiter ; ce pour quoi il reparaît toujours, géniteur non inattendu, parmi l'exercice de cette puissance. Engendrée par lui, la science commence avec lui, repose sur lui, en partie le résout et en partie le retrouve, engagée avec lui dans ces mille boucles de solutions et d'entretiens en retour qui constituent, aujourd'hui, la plus grande part de notre histoire, bras de fer d'où viennent nos inquiétude au lendemain de nos triomphes et nos victoires au soir de nos angoisses. Rien de plus important que de se souvenir d'une telle genèse, oubliée par la philosophie elle-même.
     Les derniers d'entre les hommes qui veillent encore sur ce qu'on appelle, à juste titre, les humanités sont les dépositaires de la douleur humaine, transportée, d'âge en âge, par la voix géniale des plus sages des parents de nos savants. N'excluez pas de la décision ni de l'apprentissage cette rumeur ancestrale d'où se forma peu à peu le logos expert, car à la première alerte c'est à elle que vous courrez demander quelque conseil vital, comme à un ancêtre d'expérience.
     Chassez le tragique, il reviendra demain, de vos propres mains, puisque vos expertises partent de lui, et si vous aviez oublié ou effacé ce dépôt, vous ne sauriez plus comment domestiquer les tragédies du jour, invariantes depuis que le monde est monde, ni comment habiter à nouveau une terre et une histoire d'où le malheur n'aura pas disparu.
     Privés des leçons terribles émanées de cette source, les sciences formeraient nos experts éminents à devenir des brutes et des sauvages, infiniment plus dangereux - notre siècle nous l'a surabondamment appris - qu'aux temps où la nécessité dominait des techniques dérisoirement inefficaces. L'avenir les obligera vite à venir, là chercher une science humaine, je veux dire proche des humanités ou de l'humanité, puisque dans notre langue, le vocable qui désigne notre genre signifie la compassion, aussi.
     Du coup, qu'est-ce que la philosophie ? L'irrépressible témoignage du malheur universel devant un savoir absolu qui, sans cette instruction - aux multiples sens de l'origine, de la pédagogie et du droit -, équivaudrait à une ignorance irresponsable, dont la naïveté reconstruirait un nouveau monde sans pardon.

Michel Serres dans Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour. PP. 260-265.

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