vendredi 14 octobre 2016

Lezama Lima - Paradisio - Une antique grandeur - Extrait

     En ce vendredi ivre, le jour où mes continents se rencontrent, dans ma vie de lecteur, non une page est tournée; mais deux !

     J'ai compris que le lecteur en moi est un homme archaïque ou, comme le dirait le plus archaïque des hommes modernes, Pier Paolo Pasolini, "hiérosémique". C'est-à-dire, lecture (même de la réalité) comme une suite de signes sacrés: un arbre n'est plus un arbre "moderne" (qui absorbe du Co2 le jour et le O2 la nuit) mais est un Aâessas, un "Saint-Protecteur".

     C'est donc ainsi que je l'ai compris : En ce vendredi, pas seulement ivre mais profondément archaïque, pendant lequel pas seulement des continents mais deux mondes se rencontrent, le lecteur archaïque en moi a manifesté son ivresse à la lecture de deux pages de José Lezama Lima.

     Les deux pages sont ci-dessous.



     Les soldats passaient à toute vitesse comme si un clairon les appelait de loin. Quelques-uns, en passant, dirent à Mamita que Vivo avait disparu, qu'il ne serait pas présent à l'appel et qu'en cas de guerre, on paye cette faute du prix de sa tête. Vivino, Vivo comme on l'appelait par élision créole, plutôt par simple jeu de syllabes que par allusion à sa perspicacité (car de tous les frères il était le plus mollasson et le plus somnolent, étant le plus jeune et le plus gâté par Mamita), se trouvait à ce moment de la vie où la peau et la bouche sont encore adolescentes, mais où le corps gravite déjà vers d'autres âges plus ternes. Avec sa nervosité raffinée et contenue de créole, Mamita, en ces moments de remous et de confusion, se mit à chercher une pièce de vingt centimes dans cette tour de tiroirs superposés qu'était son armoire, pour aller chez le Colonel, voir sa femme et lui offrir une boîte de gâteaux, car elle avait cette délicieuse habitude des créoles qui consiste à préparer le terrain par des attentions et des compliments naïfs et affectueux, marqués par une noble et ingénieuse disproportion entre le bien sollicité et l'insignifiance de l'offrande introductrice, coutume bien éloignée de l'épaisse flagornerie espagnole. Parmi le brouhaha des fifres et des soldats à moitié vêtus qui surgissaient en empoignant leur baïonnette, Mamita avançait, s'enquérant et de présentant comme l'ancienne des protégés du Colonel. Elle avait l'obsession qu'on allait fusiller Vivo et, pour l'empêcher, elle n'hésitait pas à se plonger dans le tumulte criard qui régnait à ce moment-là au camp. Le Colonel recevait et donnait des ordres, avec l'assurance de celui qui sait que les évènements sont bien au-dessous de ses possibilités ; au milieu de ce chaos régularisé, la femme du Colonel fit parvenir entre les mains de son mari la boîte de gâteaux que Mamita lui envoyait. Il partit d'un grand rire en voyant la petite vieille qui avait traversé tout le camp chamboulé avec sa boîte de gateaux, pour empêcher Vivo d'être fusillé. Malgré sa brièveté, la scène eut quelque chose d'une antique grandeur (1), conduite qu'elle était avec la grâce créole. Mamita s'arrêta devant celui qu'elle reconnaissait non seulement comme chef du camp, mais aussi comme chef hiératique, lointain mais efficace et sans appel de sa famille, et lui dit : " Mon Colonel, il y a trois jours que je ne sais pas où est passé Vivo et j'ai peur qu'on le fusille comme déserteur. " Cette phrase qu'elle articulait avait jailli de son tremblement, de la peur qui la pétrifiait, mais en même temps, elle était comme ces divinités homériques qui parcouraient les camps, déguisées en aurore ou en rosée, par-dessus la tête des guerriers tapis derrière la colline. Mamita retrouva son animation de vieille créole en voyant le Colonel ouvrir la boîte et brandir un gâteau aux pommes. "Marmita, dit-il, Vivo se sent mieux qu'une chèvre dans la brise. " Il avait plaisir à choisir une phrase gracieusement vulgaire, ou proverbiale, pour y insérer de légères modifications sémantiques ou phonétiques. Cette expression de " chèvre dans la brise ", on voyait bien qu'elle était d'avantage le fruit de sa vigueur que d'audaces de langage inaccoutumées. Il disait parfois, en accouplant le début d'un proverbe à quelque axiome mathématique : " L'oeil du maître grossit le cheval, dont on prend pour multiplicateur le nombre inférieur. " Trop créole pour s'en tenir à la vulgarité étrangère des proverbes, il les ornait de la frange de quelque chose d'imprévisiblement déplacé, jailli de ses souvenirs enfantins d'axiomes mathématiques les plus élémentaires. " J'ai envoyé Vivo, ajouta-t-il, en mission au Mexique ; il n'a rien dit, car mes ordres étaient de parler peu et de partir vite. Je sais qu'il va très bien et qu'il ne lui arrivera rien. Tu peux aller tranquille, avec ma pensée affectueuse, Mamita. " La petite vieille voulait lui baiser les mains, mais le Colonel lui imposa une accolade nerveuse et rapide. Depuis qu'elle était arrivée de Sancti Spiritus avec une recommandation de son parent le colonel Mendez Miranda et que José Eugenio Cemi avait commencé à protéger ses trois petits-enfants, jusqu'au jour où il l'avait envoyé chercher pour lui donner le poste de concierge de l'école du camp, il venait à Marmita, chaque fois qu'elle approchait son protecteur, une espèce de joie craintive, pleine d'appréhension, car elle savait d'intuition que ce soutien apporté à tant de personnes était toujours serré de près par la mort. Il lui semblait que l'impression de sécurité procurée par l Colonel était due à ce que la mort était toujours si proche de lui qu'il n'y avait aucune raison de le craindre, comme ces dogues qui nous entourent dans les parties de chasse et dont personne ne redoute les coups de crocs. La première fois que Mamita l'avait approché pour lui apporter la lettre de recommandation, il lui avait dit d'amener l'aîné de ses petits-enfants et de revenir deux mois plus tard pour qu'il fît entrer les deux autres frères dans l'armée et, en outre, d'amener Truni pour qu'elle jouât avec sa fille : Mamita le vit dès lors sous l'aspect du dieu des récoltes opimes qui, armé d'une corne d'abondance, inonde les brumes et les divinités hostiles. Son destin semblait être de féconder l'unité heureuse et de prolonger l'instant où il nous est donné de contempler les rouages de l'intégration et de l'harmonie.

(1): En français dans le texte.

Paradisio, pp. 44. à 46.