mardi 1 janvier 2019

La Sagesse du monde - Rémi Brague

Je vous partage, ci-dessous, un extrait tiré d'un livre de Baptiste Rappin, "Heidegger & La question du Management" (pp.313 et 314). Il y fait référence à "La Sagesse du monde. Histoire de l'expérience humaine de l'univers" dans le but d'analyser le caractère de la pensée d'Heidegger.



Rémi Brague y a "identifié les quatre modèles qui présideront aux destinées de l'Europe; la scène primitive met aux prises "la Grèce", "l'autre Grèce", "l'autre de la Grèce", "l'autre autre". La Grèce se caractérise par l'apparition du monde sous la forme du κόσμος (kósmos), qui désigne un arrangement aussi bien que la parrure : ordre et beauté, comme dans l'Invitation au voyage de Charles Baudelaire. On retiendra en outre que le latin mundus signifie "toilette, parure", et que son sens fut étendu à la cosmologie pour maintenir l'analogie tissée par les Grecs. Les lois, gouvernant auss bien l'univers que les hommes, témoignent de cette régularité qui accorde au monde l'harmonie, et aux sociétés humaines la justice. L'autre Grèce regroupe les atomistes et les épicuriens qui, s'ils font de la physique un objet digne de connaissance à l'origine de la réforme morale, brisent la nécessité, et donc l'ordre du monde pour en faire valoir la contingence issue d'une déviation, où plutôt d'une déclinaison, spontannée des atomes, que la tradition épicurienne nomme clinamen... L'autre de la Grèce est le monothéisme : Athènes et Jérusalem pour reprendre l'expression de Leon Strauss. La thèse créationniste assure que Dieu est l'origine du monde et que, pour cette raison, ce dernier ne saurait être mauvais ; toutefois, le regard braqué sur les interventions divines au sein de l'immanence aboutit à une dévalorisation du monde, celeste et terrestre, au profit de l'histoire, devenue sainte et orientée du Commencement vers la Fin des Temps. Le dernier modèle, "l'autre autre", est la gnose..." ("gnose": recherche de la vérité du côté d'un ailleurs qui serait "un absolument au-dessus" et un "absolument autre". On peut citer comme exemple: l'alchimie, la franc-maçonnerie, la théosophie ou encore l'ésotérisme guénonien).

lundi 26 mars 2018

La mélancolie de la résistance - László Krasznahorkai - Extrait

   
     Aujourd'hui, j'ai mis les yeux sur les mots qui ont inspiré le célèbre film de Bela Tarr "Les Harmonies Werckmeister". Il s'agit des mots de László Krasznahorkai dans son roman: La mélancolie de la résistance:

 

 " ... quant à Valuska, il reçut son verre de vin et se retrouva très vite tout seul. Gêné, il s'écarta de la masse tumultueuse des vestes fourrées et des manteaux pour se réfugier dans un coin isolé derrière le bar et puisqu'il ne pouvait plus compter sur les autres, il se retrouva à nouveau tout seul pour poursuivre fidèlement, avec le même émerveillement, l'histoire époustouflante de la rencontre des trois astres, et ivre du bonheur procuré par le spectacle et par les clameurs exprimant selon lui la délectation du public, il contempla, en solitaire, le cheminement de la lune qui lentement glissait de l'autre coté de la sphère incandescente du soleil... Car il désirait voir, et il vit la lumière revenir sur terre, et il désirait vivre, et il vécut ce moment d'intense émotion où l'on se libère du poids écrasant de la peur, cette peur provoquée par une obscurité glaciale, angoissante, apocalyptique. Mais il n'y avait personne avec qui partager tout cela ou même en discuter, le public en effet - comme à son habitude -, lassé de ce " baratin creux " et considérant pour sa part que la représentation s'achevait avec l'avènement du crépuscule fantomatique, se mit à assaillir l'aubergiste dans l'espoir d'un petit dernier pour la route. Quel retour de la lumière ? Quelle chaleur ? L'émotion, la libération ? À cet instant, Hegelmayer - comme s'il avait saisi le raisonnement de Valuska - ne peut s'empêcher, trouvant ainsi involontairement la solution, d'intervenir : tout en replissant la "toute dernière tournée" il éteignit les lumières, ouvrit la porte puis, sur un ton indifferent, il se mit à hurler (" Dehors, bande de poivrots, tout le monde dehors ! "), en clignant des yeux de sommeil. "

La mélancolie de la résistance, pp. 113 et 114.

mardi 27 février 2018

Charles Péguy - Le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme

... 
     Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

     Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre...


mercredi 11 octobre 2017

Pasolini - Lettres luthériennes - Extrait

Sujet pour un film sur un agent de police 

 La société préconsumériste avait besoin d'hommes forts, donc chastes. La société de consommation a besoin au contraire d'hommes faibles, donc luxurieux. Au mythe de la femme enfermée et séparée (dont l'obligation de chasteté impliquait la chasteté de l'homme) s'est substitué le mythe de la femme ouverte et proche, toujours à disposition. Au triomphe de l'amitié entre hommes et de l'érection s'est substitué le triomphe du couple et de l'impuissance. Les hommes jeunes sont traumatisés par l'obligation, que leur impose la permissivité, de faire tout le temps et librement l'amour. Ils sont traumatisés en même temps par la déception que leur "spectre" a procuré aux femmes qui auparavant ne le connaissaient pas et qui le mythifiaient, en l'acceptant passivement. En outre, l'éducation ou initiation à la société, qui s'effectuait auparavant dans un espace platoniquement homosexuel, est maintenant hétérosexuelle dès la première puberté, et se réalise par des accouplements précoces. Cependant, étant donné l'hérédité millénaire, la femme n'est pas encore en état de donner un apport pédagogique libre : elle tend encore à la codification. Et celle-ci, aujourd'hui, ne peut être qu'une codification conformiste que jamais dans le sens voulu par le pouvoir bourgeois, alors que la vieille auto-éducation, entre garçons ou entre filles, obéissait à des règles populaires (dont l'archétype sublime reste la démocratie athénienne). Le consumérisme a donc définitivement humilié la femme en créant d'elle un mythe terroriste. Les jeunes garçons qui marchent presque religieusement dans la rue en tenant, d'un air protecteur, une main sur l'épaule de la jeune fille, ou en lui serrant romantiquement la main, font rire ou bien serrent le coeur. Rien n'est plus insincère qu'un tel rapport réalisé concrètement par le couple de la société de consommation.



 Lettres luthériennes, pp. 121 et 122.

jeudi 27 juillet 2017

LE DÉFI DE LA CRÉATION - Juan Rulfo


Ce texte est la transcription d'une causerie donnée par Juan Rulfo à l'Université Nationale Autonome de Mexico en 1980. L'auteur a choisi de lui conserver son style parlé.

Malheureusement, je n'ai jamais eu personne pour me raconter des histoires; dans notre village, les gens sont d'un naturel renfermé, oui, on y est soi-même un étranger. Ils sont là, à bavarder; ils s'installent dans leurs fauteuils de bois et de cuir l'après-midi, pour se raconter des histoires et ce genre de choses ; mais dès qu'on s'approche, ils se taisent ou bien ils se mettent à parler du temps qu'il fait : " Aujourd'hui on dirait qu'il va pleuvoir, on dirait que v'la les nuages qui s'amènent... ". Enfin, je n'ai pas eu cette chance : écouter mes aînés raconter des histoires : c'est pour ça que j'ai été obligé d'en inventer et je crois que, précisément, un des principes de la création littéraire, c'est l'invention, l'imagination. Nous sommes des menteurs : tout écrivain créatif est un menteur, la littérature est mensonge : mais une recréation de réalité résulte de ce mensonge : recréer la réalité est donc un des principes fondamentaux de la création.
Je pense qu'il y a trois pas : le premier consiste à créer le personnage, le deuxième à créer l'atmosphère où va évoluer ce personnage et le troisième la façon de parler de ce personnage, la façon qu'il aura de s'exprimer. Ces trois points d'appui sont tout ce dont on a besoin pour raconter une histoire ; ceci dit, j'ai peur de la page blanche et surtout du crayon, car j'écris à la main, mais je voudrais dire, plus ou moins, d'une manière très personnelle, quels sont mes procédés. Quand je commence à écrire, je ne crois pas à l'inspiration ; la question de l'écriture est une question de travail ; de se mettre à écrire au petit bonheur et noircir des pages et des pages, de sorte que jaillisse soudainement un mot qui nous donne la clef de ce qu'il faut faire, de ce que cela va être. Quelquefois, il arrive que j'écrive cinq, six ou dix pages et n'apparaît pas le personnage que je souhaitais voir apparaître, ce personnage vivant qui doit évoluer de lui-même. Soudain il apparaît, il surgit on suit sa trace, on suit ses pas. Dans la mesure où il devient vivant, on peut alors voir où il se dirige ; à sa suite il vous conduit, par des chemins qu'on ne connaît pas soi-même, mais qui, puisqu'il est vivant, vous mènent jusqu'à une réalité, ou une irréalité, si l'on veut : en même temps, on parvient à créer ce qui peut être dit, ce qui à la fin, semble avoir eu lieu, ou aurait pu avoir lieu, ou pourrait avoir lieu, mais n'a jamais eu lieu. Alors, je crois, moi, dans cette question de la création, il est fondamental de se représenter ce que l'on sait, quels sont les mensonges que l'on va raconter ; comprendre que si l'on rentre dans le domaine de la vérité, dans la réalité des choses que l'on connaît, dans ce que l'on a soi-même vu ou entendu, on est en train de faire de l'histoire, du reportage.
Le roman dit-on est un genre qui embrasse tout, c'est un sac qui peut tout contenir, contenir des nouvelles, du théâtre ou de l'action, des essais philosophiques ou non philosophiques, une série de thèmes avec lesquels on va remplir ce sac ; par contre, dans le cas de la nouvelle on doit restreindre, se résumer, et en quelques mots à peine, dire ou raconter une histoire. Il est extrêmement difficile qu'en trois, quatre ou dix pages l'on parvienne à raconter une histoire que d'autres racontent en deux cents pages ; voilà plus ou moins l'idée que je me fais de la création, du principe de la création, du principe de la création littéraire ; c'est clair que mon exposé n'est pas un exposé brillant, que je suis en train de vous parler de façon très élémentaire, parce que, en réalité je suis, moi très élémentaire, parce que, en réalité j'ai moi très peur des intellectuels, quand je vois un intellectuel, je l'esquive, et je considère que l'écrivain doit être le moins intellectuel de tous les penseurs, parce que ses idées et ses réflexions sont des choses extrêmement personnelles, dont on ne voit pas pourquoi elles devraient avoir une influence quelconque sur les autres ; il ne doit pas essayer d'influencer autrui ne faire ce qu'il veut que les autres fassent ; quand on parvient à cette conclusion, quand on arrive à ce lieu, ou bien appelons-le fin, alors on sent que l'on a réussi quelque chose.
A moi, mes concitoyens ont souvent reproché de raconter des mensonges, de ne pas faire de l'histoire, le fait que tout ce que je raconte ou écris, disent-ils, n'a jamais eu lieu et c'est vrai. Ce qui est primordial pour moi c'est l'imagination : à l'intérieur de ces trois points d'appui dont on parlait sous peu, l'imagination circule ; l'imagination est infinie, elle n'a pas de limite, et il faut briser là où se referme le cercle ; il y a une issue, il est possible qu'il y ait une issue de secours, et par cette issue il faut échapper, Il faut s'en aller. Ainsi autre chose apparaît que l'on appelle l'intuition : l'intuition vous conduit à penser quelque chose qui n'a pas eu lieu mais qui est en train d'avoir lieu dans l'écriture. Concrètement, on travaille avec : l'imagination, l'intuition et l'apparence d'une vérité. Quand ceci est atteint, alors on réussit l'histoire que l'on veut faire connaître : le travail est solitaire, le travail collectif en littérature est inconcevable, et cette solitude vous conduit à vous transformer en une espèce de médium de choses que l'on ne connaît pas soi-même, mais que, sans savoir de quoi il s'agit, seul l'inconscient, ou l'intuition vous conduit à créer et créer encore.
Je crois que c'est cela, en principe, la base de tout récit, de toute histoire que l'on souhaite raconter. Maintenant, il y a un élément de plus, quelque chose encore d'extrêmement important et c'est le désir de raconter quelque chose ayant trait à certains thèmes ; nous savons parfaitement qu'il n'y a que trois thèmes essentiels ; l'amour, la vie et la mort. Il n'y en n'a pas d'autres, il n'y a pas d'autres sujets, et c'est pour ça que, afin de saisir leur déroulement naturel, il faut savoir de quelle façon les traiter, quelle forme il faut leur donner ; éviter de répéter ce que d'autres ont déjà dit. Alors, le traitement que l'on fait subir à une nouvelle nous conduit, même si ce thème a déjà servi un nombre infini de fois, à dire les choses autrement ; nous racontons ce qu'on raconte depuis Virgile jusqu'à je ne sais qui encore, les Chinois ou qui que ce soit. Mais il faut chercher le fondement, la façon de traiter le sujet, et je crois que la création littéraire, la forme - on l'appelle la forme littéraire - est ce qui régit, ce qui fait qu'un récit ait de l'intérêt et mérite l'attention des autres. Une fois qu'un livre ou une nouvelle a été publié, ce livre est mort : l'auteur n'y pense plus. Avant, par contre, s'il n'est pas encore tout à fait terminé, cela lui tourne sans cesse dans ta tête ; le sujet continue de vous hanter jusqu'au moment où l'on comprend qu'il n'est pas encore achevé ; que quelque chose est resté dedans ; il faut alors recommencer l'histoire, il faut trouver la faille, repérer le personnage qui ne s'est pas mis en mouvement de lui-même. Dans mon cas, j'ai la caractéristique de m'éliminer moi-même du récit, je ne raconte jamais une histoire qui comporte des expériences personnelles ou des éléments autobiographiques, ou quoi que ce soit vu en entendu par moi, je dois toujours l'imaginer ou le recréer ou, à la limite, j'y trouve un simple point d'appui. C'est là le mystère, ta création littéraire est mystérieure, mais le mystère provient de l'intuition ; l'intuition elle-même est mystérieure, et l'on parvient à la conclusion que si le personnage ne fonctionne pas et que l'auteur doit l'aider à survivre alors il y a immédiatement échec. Je suis en train de parler de choses élémentaires, vous devez m'en excuser, mais c'est cela mon expérience ; je n'ai jamais raconté quoique ce soit qui ait eu lieu réellement ; je me fonde sur l'intuition et en son sein surgit ce qui ne provient pas de l'auteur. Le problème comme je viens de le dire consiste à trouver le sujet, le personnage et ce que ce personnage va faire, la façon dont il va devenir vivant. A l'instant même où l'auteur fait violence au personnage, il se met dans une impasse. Une des choses les plus difficiles que j'ai dû accomplir, c'est très précisément l'élimination de l'auteur, de moi-même. Je laisse ces personnages fonctionner par eux-mêmes et sans mon intervention parce qu'alors je m'enfonce dans les divagations propres à l'essai, dans des élucubrations ; on arrive à y insérer ses propres idées, on se prend pour un philosophe, enfin, et l'on tente d'amener les autres à croire en l'idéologie qui est la vôtre, en votre façon personnelle de concevoir la vie ou le monde, les êtres humains, le principe moteur des actions humaines. Quand cela a lieu, on devient essayiste. Nous connaissons de nombreux romans-essais, un grand nombre d'œuvres littéraires qui sont des romans-essais ; mais en général, le genre qui s'y prête le moins c'est la nouvelle. Pour moi la nouvelle est un genre qui est, en réalité, plus important que le roman, parce qu'il faut se concentrer en quelques pages pour dire beaucoup de choses, il faut résumer, il faut se retenir ; en cela l'auteur de nouvelles ressemble au poète, au bon poète. Le poète doit tout le temps tirer les rênes du cheval, et éviter de s'emballer ; s'il s'emballe et écrit pour écrire, les mots sortent de sa bouche l'un après l'autre et alors il échoue. L'essentiel est précisément de se contenir, de ne pas s'emballer, de ne pas se vider : la nouvelle possède cette particularité ; moi, précisément je préfère la nouvelle, avant tout, au roman, car le roman se prête énormément à ces divagations.
Comme vous savez bien vous tous, il n'y a pas d'écrivain qui écrive tout ce qu'il pense, il est extrêmement difficile de transposer la pensée dans l'écriture, je crois que personne ne le fait, que personne ne l'a fait, mais qu'une multitude de choses se perdent dès qu'on les développe. Cela est douloureux mais c'est ainsi. On ne peut pas refléter toute la pensée en un récit, beaucoup de choses restent que l'on voudrait avoir dit et jamais l'on ne parvient à les développer ; c'est cela plus ou moins, d'après moi le cycle de la création, tout au moins tel que moi je l'ai pratiqué. Maintenant il faut dire que c'est le lecteur, non pas l'auteur qui fournit le résultat ; l'auteur ne sait pas si ça a marché, il sait que cela n'a pas été parfaitement dit, qu'il n'a pas dit ce qu'il voulait dire, qu'il a laissé un tas de choses à l'extérieur ; mais au moins quelque chose de ce qu'il a voulu exprimer y demeure, et c'est au lecteur d'en juger.

Traduction de Enrique Hett.

lundi 26 juin 2017

Les Serranos - La ville et les chiens - Extrait


      Par contre, qu'est-ce ça m'a choqué en entrant ici (un college) de voir cette quantité de serranos. On dirait que toute la Puna s'est donné rendez-vous ici, ..., vingt dieux, des serranos jusqu'au bout des ongles, comme ce pauvre Cava. Dans la section il y en a plusieurs mais chez lui ça se voyait plus que chez n'importe qui d'autre. Ces cheveux! J'arrive pas à m'expliquer comment un homme peut avoir des cheveux raides. Il y a pas de doute, ça lui faisait honte. Il voulait se les aplatir et il s'achetait je ne sais quelle brillantine, il s'en baignait la tête pour que ses cheveux ne se hérissent pas, il devait en avoir mal au bras à force de se peigner et de se passer des saloperies. On aurait dit qu'ils se fixaient lorsque, tac, un cheveux se relevait, puis un autre, et puis cinquante, et puis mille, surtout ceux des pattes, là où les cheveux des serranos se hérissent comme des aiguilles, et derrière aussi, au-dessus de la nuque. Le serrano Cava était à moitié fou tellement on lui en faisait baver à cause de ses cheveux et de sa brillantine qui répondait une odeur dégueulasse de pourriture. Je me rappellerai toujours comme on lui en faisait baver quand il se ramenait avec la tête brillante, on l'entourait tous et on se mettait à compter, un, deux, trois, quatre, à tue-tête, on était pas arrivé à dix que ses cheveux avaient déjà sautés, il en était vert, et ses cheveux qui sautaient l'un après l'autre, avant qu'on ait compté jusqu'à cinquante, ses cheveux lui faisaient comme un chapeau d'épines.

La ville et les chiens, Mario Vargas Llosa, pp. 305.

samedi 10 juin 2017

Tous sangs mêlés - José Maria Arguedas - Extrait

    Hommes et femmes essayaient d'assimiler rapidement les manières liméniennes, ils apprenaient les danses à la mode, adoptaient les vêtements et les coiffures imposés par l'influence américaine. La plupart de ces émigrés mettaient de l'exagération dans leur façon de s'urbaniser ; et de danser les danses à la mode ; voulant montrer qu'ils les connaissaient parfaitement, ils donnaient à l'affluence serrée des salles louées un air grotesque et triste à la fois pour un spectateur sensible. Il était évident que nombre de ces couples ne s'amusaient pas, qu'ils faisaient semblant ; ils se donnaient beaucoup de mal pour se tortiller et suivre le rythme endiablé ou très lent des danses afro-cubaines ou afro-américaines. Dans leurs muscles régnait encore la "lourdeur" du montagnard des Andes, au corps durci par la pratique des grandes montées, des grandes descentes, par l'air respiré sur les hauteurs. Enfin ! Pour mettre un terme à la fête on jouait un huayno ou une passacaille. Alors de nombreux couples s'élançaient pour danser, comme des prisonniers soudain élargis, et ils étaient heureux ; d'autres, surtout du côté des femmes, dansaient sans entrain, parce qu'ils voulaient montrer qu'ils étaient déjà totalement "dé provincialisés", qu'ils avaient oublié le huayno, et on ne manquait pas de voir des hommes et des femmes qui ne se levaient pas pour les danses de leurs pays et déclaraient hautement qu'ils les avaient oubliées ; la honte les en empêchait ; c'était les mêmes qui refusaient de parler quéchua et qui suaient sang et eau pour danser avec la plus grande habileté possible les danses étrangères. 

 pp. 351 et 352.