samedi 12 juillet 2014

Le partage des eaux - Alejo Carpentier - Extrait

Comme introduction à l'extrait, le narrateur et son amie, Mouche, citoyens d'un pays moderne (dont le nom n'est pas important) séjournent dans un pays sud-américains (le nom n'est pas non plus important). A leur arrivée à la capitale, Mouche fait connaissance avec une Canadienne; elles deviennent très vite inséparables. Lorsque la révolution éclate, ils quittent la capitale pour un petit village où la Canadienne a une maison. Là, les deux amies, rencontrent trois jeunes gens locaux, Un blanc, un Indien et un Noir, surnommés les Rois Mages (par le narrateur).

La vidéo, ci-dessous, quant à elle, est l'émission "Apostrophe" où on peut voir Alejo Carpentier, avec plusieurs écrivains des Amériques, parler de leurs oeuvres (La harpe et l'ombre, pour Carpentier).



         La conversation roulait sur un seul et unique sujet : Paris. J'observais maintenant que ces jeunes gens interrogeaient mon amie comme les chrétiens du moyens âges pouvaient interroger le pèlerin de retour des Lieux Saints. Ils ne se laissaient pas de demander sur le physique de tel chef d'école que Mouche s'était vantée de connaître; ils voulaient savoir si tel café était encore fréquenté par tel écrivain; si deux autres s'étaient réconciliés après une polémique au sujet de Kierkegaard; si la peinture non figurative avait toujours les mêmes défenseurs. Lorsque leur connaissance du français et de l'anglais ne suffisait pas pour comprendre tout ce que mon amie leur racontait, c'étaient des regards implorants vers la Canadienne pour qu'elle daignât traduire quelque anecdote, quelque phrase dont ils eussent pu perdre la précieuse essence. Maintenant que m'était mêlé à la conversation dans le but malicieux d'enlever à Mouche l'occasion de briller, j'interrogeais ces jeunes gens sur l'histoire de leur pays, les premiers balbutiements de leur littérature coloniale, leurs traditions populaires, je pouvais remarquer combien ils trouvaient peu agréable que la conversation eût été détournée. Je leur demandai alors, pour ne pas laisser la parole à mon amie, s'ils étaient allés du côté de la forêt vierge. Le poète indien répondit en haussant les épaules qu'il n'y avait rien à voir de ce côté aussi loin que l'on allât, et qu'on laissait de tels voyages aux étrangers avides de collectionner des arcs et des carquois. La culture, affirmait la peintre noir, n'était pas dans la forêt vierge. Selon le musicien, l'artiste d'aujourd'hui ne pouvait vivre que là où la pensée et la création étaient les plus actives. Et il évoquait mentalement la ville dont la topographie intellectuelle était présente à l'esprit de ses camarades, très portés de leur propre aveu à rêver tout éveillés devant une Carte Taride où les stations de métro étaient encadrées d'épais cercles bleus : Solférino, Oberkampf, Corvisart, Mouton-Duvernet. Entre ces cercles, sur le dessin des rues, coupant à plusieurs reprises la claire artère de la Seine, les lignes du métro semblaient entrelacées comme les mailles d'un filet. Les jeunes Rois Mages y tomberaient bientôt, guidés par l'étoile qui brillait sur la grande crèche de Saint-Germain-des-Prés. Selon la couleur des jour, on leur parlerait du désir d'évasion, des avantages du suicide, de la nécessité de souffleter des cadavres ou de tirer sur le premier venu. Quelque maître en délire leur ferait embrasser le culte d'un Dionysos : "Dieu de l'extase et de la crainte, de la sauvagerie et de la délivrance; dieu fou dont la seule apparition met les êtres vivants en état de délire", mais sans leur dire que l'invocateur de ce Dionysos, l'officier Nietzsche, s'était fait photographier une fois avec l'uniforme de la Reichswehr, un sabre à la main, et le casque sur un guéridon de style munichois, comme préfiguration du dieu de la terreur qui se déchaînerait vraiment sur l'Europe de la Neuvième Symphonie. Je les voyais maigrir et pâlir dans leurs studios sans lumière : l'Indien, le teint olivâtre; le Noir, ne sachant plus rire; le Blanc; dépravé; oublieux, toujours plus, du soleil laissé derrière eux, essayant désespérément de faire ce que les autres faisaient, de droit, sous le filet. Bien des années années plus tard, après avoir gâché leur jeunesse, ils rentreraient dans leur pays, le regard vide, l'élan brisé, sans force pour accomplir la seule tâche qui me paraissait opportune dans le milieu qui me révélait à présent, lentement, la nature de ses valeurs : la tâche d'Adam donnant un nom aux choses. Je comprenais ce soir, en les regardant, tout le mal que 'avait fait un déracinement prématuré du milieu où j'avais vécu jusqu'à l'adolescence; combien avait contribué à me désorienter l'éblouissement facile des hommes de ma génération, poussés par certaines théories dans les mêmes labyrinthes intellectuels, pour se faire dévorer par les mêmes Minotaures. Certaines idées me fatiguaient, maintenant, de les avoir tant caressées, et j'éprouvais un désir obscur de dire quelque chose qui ne fût pas ce que disaient tous les jours, ici, là, ceux qui se considéraient "au courant" de ce que l'ont nierait ou détesterait dans quinze ans. Une fois de plus j'entendais ici les discussions qui m'avaient parfois tant amusé chez Mouche. Mais accoudé à ce balcon, au-dessus du torrent qui bouillonnait sourdement dans le fond du ravins; respirant un air cinglant qui sentait le foin mouillé, si près des créatures de la terre qui rampaient sous les vertes luzernes aux rougeâtres reflets, portant la mort dans leurs crocs; en ce moment où la nuit m'était si palpable, certains thèmes de la "modernité" me devenaient intolérables. J'aurais voulu faire taire les voix qui s'exprimaient derrière moi, pour trouver le diapason des grenouilles, la tonalité aiguë du criquet, le rythme d'une charrette dont les essieux grinçaient au-delà du Calvaire enveloppé de brume.

Le partage des eaux, pp. 96-99.

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